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Quels sont les enjeux de la prospective aujourd’hui ?

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Un constat vient immédiatement : la prospective est, singulièrement en France, restée presque figée sur des conceptions et des méthodes qui n’ont guère bougé depuis la fin des années 80, alors que le monde a changé, ainsi que le contexte de la prospective ; le décalage est également frappant entre les mutations de nos sociétés et les capacités à les appréhender et à y répondre.

L’enjeu pour la prospective de se doter d’outils adaptés va de pair avec une soif de refondation, par retour aux fondamentaux donc à l’ « attitude prospective » de Gaston Berger. A notre sens, la refondation de la prospective exige de réinterroger cette activité de fond en comble, de réexaminer ses prémisses, ses finalités, ses moyens, ses relations avec les valeurs, l’imaginaire social, l’idéologie, l’utopie, et les champs d’action avec lesquels elle est en interaction (décision, innovation, etc.).

La prospective a entamé une ouverture à des modes de réflexion, d’incarnation du futur, d’exploration de l’avenir, de réflexion sur le souhaitable, qu’elle n’avait pas considéré jusqu’ici, notamment ceux qui s’appuient sur l’expérience sensible, comme la science fiction, l’art, le design.

Dans ce nécessaire renouvellement, nous faisons ressortir des enjeux, comme celui de l’image dont les propriétés ont jusque-là peu été utilisées par la prospective, celui de la controverse (quelle place faire à la controverse, et qu’en tirer, alors que la prospective est traditionnellement une machine à produire du consensus ?), celui du découpage entre travail exploratoire et travail normatif : faut-il vraiment explorer le champ des possibles avant de se lancer dans une phase de réflexion sur le souhaitable ? ; celui des valeurs…

A un autre niveau, l’enjeu de réécrire le « logiciel » de la prospective amène à repenser les dispositifs où la prospective intervient et le rôle de la prospective dans les organisations. Enfin, la difficulté pour la prospective à influer sur la décision, et plus globalement sur le champ de l’action, est un enjeu central.

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UN BESOIN DE PROSPECTIVE ACCRU, MAIS UNE PROSPECTIVE MAL ARMÉE, QUI DOIT IMPÉRATIVEMENT SE RENOUVELER

La prospective a le vent en poupe, en France, comme en Europe et sans doute dans le monde, car elle est un moyen de se préparer aux grandes transitions en cours. Dans un monde en transition, en accélération, la nécessité de penser l’avenir (les tendances, les inflexions…) pour s’y préparer, concerne les institutions, les acteurs de politiques publiques, États, collectivités territoriales, mais aussi les grandes entreprises. La prospective apparaît comme un outil de réinvention, adapté à notre temps.

De fait, les cabinets de prospective privés français laissent entendre une recrudescence des commandes depuis plusieurs années. Le creux de la vague pour la prospective, qui a duré du premier choc pétrolier de 1973 à la fin des années 80, n’est plus qu’un mauvais souvenir.

L’idée fondatrice de la prospective est qu’il ne peut y avoir de choix éclairé sans prise en compte de l’avenir. « Avec l’école française, nous avions fait la définition suivante : « La prospective ne sert pas à dire ce qui sera, mais à éclairer ce qui est décidé aujourd’hui » ». (Jean‐Paul Guillot, entretien, Attitudes prospectives, 2004, p. 171) « Elle a pour mission d’améliorer la conscience qu’une société a de son devenir et d’accroître ses moyens d’action sur elle‐même. » (Jean‐Baptiste de Foucauld, « Quelques leçons pour l’action », La France en prospectives, 1996).

Ces formules indiquent la tache générale de la prospective : produire ou mobiliser des connaissances pour l’action. La prospective réduit autant que possible l’incertitude de l’avenir, et permet de prendre des décisions qui vont dans le sens de l’avenir souhaité (Michel Godet, Manuel de prospective stratégique, T1, p. 6). Mais elles ne permettent pas de comprendre où se situe l’apport décisif de la prospective : cet apport, qui précisément relie la prospective au champ de l’action, tient à sa capacité à apporter une compréhension renouvelée d’ « objets » au sens large (un phénomène, une politique publique, une activité, un projet…), en vertu de sa faculté à connecter ces « objets » aux évolutions du monde (évolutions des conceptions et des pratiques, évolutions sociétales, culturelles, techniques, réglementaires, politiques, économiques, etc.), et donc de décaler les conceptions, représentations, questionnements, qui sont liés à ces objets. Si l’on va jusqu’au bout de cette logique, cela amène à des solutions et des façons d’agir non pensées au départ.

C’est donc un travail de reformulation et déplacement de l’ensemble représentations‐ questionnements‐solutions, qui adapte les conceptions d’une organisation (idées, représentations, principes, valeurs, sens du travail et finalités de l’action), ainsi que son action (usages, outils, projets, manière de solutionner des problèmes…) à de multiples évolutions, tout en prenant en compte, évidemment, l’univers de contraintes et les enjeux de l’organisation. – Nous citons ici une définition de la prospective apportée par Edith Heurgon, qui explicite assez bien cet apport : « La prospective consiste d’abord à poser les bonnes questions, elle est à situer davantage du côté du questionnement que de l’apport de solutions. Elle vise ensuite à accompagner les processus d’apprentissage et de changement des acteurs en situation de responsabilité. (…) Elle permet de s’affranchir de la pensée binaire, de décaler les regards, d’ouvrir le champ des possibles, de trouver, face à la complexité, des voies de sortie… »

Édith Heurgon, une des principales figures de la « prospective du présent », donne un exemple concret de déplacement du questionnement. Il concerne la problématique de l’insécurité, récurrente à la RATP : « les études sur la sécurité ont été, d’une certaine façon, à l’origine de la prospective du présent. Réalisées par l’équipe de Michel Wieviorka au CADIS, ces recherches ont dépassé le cadre du transport pour traiter également de l’école et d’autres services publics, en France et à l’étranger (…). Pour la RATP, le diagnostic a été le suivant : loin d’être seulement la conséquence de problèmes sociaux subis par l’entreprise, l’insécurité est une coproduction entre, d’une part des jeunes aux comportements inciviques et d’autre part, une entreprise qui présente un certain nombre de dysfonctionnements, quant à ses dessertes, ses horaires, ses tarifs. Ces dysfonctionnements sont à l’origine d’un double ressentiment et d’une double logique de protection et de victimisation. (…) L’idée est alors venue de tenter d’inverser la logique afin de co‐produire ensemble de la sécurité. Prenant en compte ces initiatives de terrain qui cherchaient à trouver des solutions à leur niveau, on s’est alors posé la question : ET SI on pouvait co‐ construire de la sécurité ? » (entretien en ligne sur www.millenaire3.com)

Cela rappelle que la prospective consiste souvent à reformuler des questions ou problèmes. Si l’on veut être précis, la capacité à reformuler n’est pas en soi imputable à la prospective : quand la RATP repense la question de l’insécurité, ou quand elle envisage ses gares non plus à travers le seul prisme de l’infrastructure de transport, mais comme lieux de vie, qui ont donc toutes les raisons d’accueillir des commerces et des services, c’est l’effet d’un éclairage nouveau de l’objet en question, apporté par la prise en compte de sa facette « sociétale », à l’aide des sciences humaines et sociales (ce sont des chercheurs qui vont observer un terrain, utiliser leurs outils, faire émerger des concepts, etc.). Sauf que concrètement, c’est la prospective qui, en tant que service situé, au sein de l’organisation RATP, à l’interface entre plusieurs mondes (celui de la connaissance d’un côté, et ceux de l’action opérationnelle et de la stratégie de l’autre), et en tant qu’activité dont un des commandements est d’appréhender les phénomènes de manière globale, transdisciplinaire, avec une confrontation des points de vues et expériences (« voir large »  ‐  « voir en profondeur », dixit Gaston Berger est à même de faire ce travail. Les sciences humaines et sociales (SHS) ne sont pas transdisciplinaires, et surtout ne sont pas directement au service de l’action. Ajoutons que c’est bien la prospective qui fait appel aux SHS et leur soumet les questions de l’organisation.

La réalité de la prospective fourmille d’exemples où le fait de « revisiter » un concept ou une réalité amène à modifier la chaîne évoquée plus haut. L’industrie automobile a ainsi apporté un cas frappant de reformulation, quand des constructeurs ont inventé le monospace à travers une nouvelle pensée de la mobilité. Selon Bruno Hérault, directeur du service études et prospectives du ministère de l’Agriculture, ce type d’exemple indique que « les enjeux de la prospective sont essentiellement cognitifs : transformation des représentations, des cartes mentales, des systèmes de valeurs ».

Évidemment, ce détour par la « reconceptualisation » de l’objet n’est pas le propre de toute la prospective, ni de tous ses outils. En soulignant ici la capacité de la prospective à repenser ses objets, nous ne cherchons pas à réduire la prospective à cette seule fonction. Selon certains prospectivistes, c’est le cœur de la prospective, alors que pour d’autres, davantage situés dans l’idéal de la prospective comme anticipation, c’est plus marginal.

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La « reconceptualisation », comme on le verra plus loin (« Le design, enrichissement ou déplacement de la prospective », p. 57), peut se faire en empruntant les procédures des sciences humaines et sociales, qui déconstruisent puis reconstruisent leurs objets de recherche, mais également de manière concrète, à travers une « reconceptualisation empirique », qui utilise des objets ou images, selon des procédures propres aux artsplastiques ou au design.

Ajoutons pour finir sur ce point, que la prospective participe au travail du politique, qui contribue lui aussi, de manière plus large, à travers les débats dont se saisit l’opinion puis à travers les politiques publiques, à ce que la société reconstruise son rapport au monde. Le champ politique n’est certes qu’un des lieux où s’effectue ce travail, mais c’est un lieu majeur. Sur des sujets aussi variés que la perception des risques, le bon dosage à trouver entre sécurité et liberté, la répartition des richesses, la place des jeunes dans le monde du travail, l’intégration des personnes issues de l’immigration, l’égalité hommes‐femmes, l’euthanasie, etc., il y a un débat dans la société qui va rencontrer, à un moment ou à un autre, des choix d’action publique. Or, ce travail de construction du rapport au monde implique d’élaborer des représentations, à la fois pour comprendre ce monde, et à la fois pour pouvoir agir dessus. Ce processus, d’ordre cognitif, qui permet de comprendre le réel, afin d’agir sur lui en connaissance de cause, est au cœur la prospective, comme il est au cœur du projet politique.

De tout cela il découle que la prospective est très utile.

Mais d’autres constats viennent immédiatement : la prospective est, singulièrement en France, mal armée parce qu’elle est restée trop figée sur des conceptions et des méthodes qui n’ont guère bougé depuis la fin des années 80. Ces outils ne sont guère adaptés aux besoins des organisations. Sur un plan qui recoupe en partie cet enjeu fondamental, le décalage est frappant entre les mutations des sociétés et les capacités à les appréhender et à y répondre. Ce dernier défi est commun, en tout cas dans le volet compréhension des phénomènes, à la prospective et aux sciences humaines et sociales.

L’enjeu est donc de faire évoluer la prospective à la fois parce que ses outils sont en partie inadaptés aux besoins, parce que l’ensemble de son logiciel (conceptions, outils, pratiques) n’a pas été profondément modifié depuis la fin des années 80, alors que le contexte danslequel elle s’inscrit, lui, l’a été profondément, à un niveau européen et mondial.

Or, la prospective n’a sans doute pas tiré toutes les leçons des changements intervenus, même si la prospective territoriale par exemple a été une forme d’adaptation de la prospective à ce contexte renouvelé, en particulier à travers ses dispositifs de mobilisation d’acteurs.

La prospective est mal armée aussi en raison de l’atomisation française entre chapelles rivales, qui restreint la mutualisation des connaissances, des pratiques, des recherches et la diffusion de son enseignement (la formation est essentiellement réalisée au CNAM, même si à la rentrée 2012 l’université d’Angers devrait ouvrir un master international en prospective et innovation).

Exemple très concret, la volonté de diffuser les textes fondamentaux épuisés ou introuvables qui font l’histoire de la prospective en France avait engendré une collaboration entre la Délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’attractivité régionale (DATAR), le Commissariat général au Plan, le laboratoire LIPSOR (CNAM) et Futuribles, aujourd’hui abandonnée. Cette atomisation recouvre des conflits de prééminence, de représentation et de marchés entre courants, structures et personnes

Il existe des tentatives de renouvellement. Les tentatives les plus importantes sont sans doute (car la question est controversée) celle de la prospective du présent dont les fondements ont été posés dans le rapport « prospective, débat, décision publique » (1998) du Conseil Économique et Social, puis celle provoquée par la rencontre entre design et prospective, dix ans plus tard, notamment dans les réalisations de la 27e Région.

Ces tentatives de renouvellement partent d’un constat de décalage entre la prospective et des mutations (décision, renforcement de l’impératif démocratique, nouvelles technologies…) et reposent sur des pensées critiques de l’action publique. N’oublions pas ce lien : à mesure que l’action publique est repensée, la prospective de l’action publique l’est aussi ! Les initiatives pour « faire autrement » sont aussi du côté de cabinets de prospective.

Pour autant, du chemin reste à faire dans cet aggiornamento. Les avancées dans le champ des pratiques n’ont pas amené à « réécrire » et adapter à notre temps, le projet de la prospective. Il n’existe pas d’ouvrage, par exemple, qui synthétise l’apport de la prospective du présent.

Dans ce nécessaire renouvellement, il y a donc des enjeux importants. Sans chercher à être exhaustif, on peut déjà en pointer cinq :

‐ repenser (et éventuellement réaffirmer) les finalités et les objectifs de la prospective, mais en les inscrivant dans les organisations et les modes de faire d’aujourd’hui ;

‐ faire l’effort de repenser la prospective en la situant à l’égard des champs avec lesquels elle interagit (celui de l’imaginaire, celui des valeurs, celui du champ politique, celui des expérimentations sociétales ou alternatives, celui de l’action et de la décision, celui de l’innovation, celui de la participation citoyenne…). Le sujet est difficile, car il faut à la fois se mettre en capacité de penser chaque champ (les processus de la décision, de l’innovation, etc.), et à la fois rapporter cette analyse aux enjeux de la prospective ;

‐  se doter d’outils adaptés. Cet enjeu considérable implique d’inventer et acclimater de nouveaux outils venant des quatre coins du monde, d’élargir le champ des disciplines et activités que la prospective utilise, et situer de manière précise la prospective dans sa relation à ces activités. On verra que design, arts plastiques, science fiction, utopie, et évidemment sciences humaines et sociales dont la prospective n’utilise sans doute qu’une partie des potentialités, sont non seulement source d’apports pour la prospective, mais qu’à travers des phénomènes d’hybridation, elles contribuent à renouveler les approches, procédures et outils de la prospective. L’image au sens large est un enjeu plus circonscrit mais important qui s’inscrit dans la question des outils. Ses propriétés exploratoires, didactiques, de stimulant à l’imagination ont jusque‐là peu été utilisées par la prospective.

Le découpage entre travail exploratoire et travail normatif qui forme presque un dogme de la prospective gagne à être interrogé ;

‐  à un autre niveau, l’enjeu de revoir le logiciel de la prospective amène à repenser les dispositifs où la prospective intervient, le rôle de la prospective dans les organisations, à poser la question de savoir qui participe, d’une manière ou d’une autre, à la prospective. La question de l’appropriation et de la diffusion de la prospective est reliée à ces enjeux : faut‐il élargir la prospective au‐delà d’un cercle d’initiés ou d’experts, pour quoi faire, avec quels effets ? Comment rendre la prospective appropriable, mettre en débat ses résultats, associer les personnes concernées à des projets ou des anticipations ? ;

‐ enfin, la difficulté pour la prospective à influer la décision, et plus globalement le champ de l’action est un enjeu majeur.

L’enjeu du renouvellement se lit, on l’a compris, à plusieurs niveaux. Un renouvellement permettrait notamment de réinscrire la prospective française dans le jeu mondial. La prospective en France porte en effet des spécificités intéressantes au regard du « foresight » anglo‐saxon, qu’il serait possible de mieux faire valoir sur la scène mondiale.

Cédric Polère – Millénaire3

Pour en savoir plus sur Millénaire3 : http://www.millenaire3.com/Qui-sommes-nous.91.0.html

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