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CRISPR

Les organismes modifiés par CRISPR sont juridiquement des OGM

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Cela fait dix ans que la bataille scientifico-économico-judiciaire fait rage. Les organismes (plantes ou espèces animales) modifiés par des outils d’ingénierie génétique comme CRISPR sont-ils ou non des OGM ?  La Cour de justice de l’Union européenne vient de rendre son verdict, qui va faire désormais jurisprudence : les organismes modifiés par mutagénèse sont bel et bien des OGM et doivent obéir à la même règlementation en Europe. L’industrie des biotechnologies et ses lobbies subit, avec cette décision, un revers sérieux. Les défenseurs de l’environnement, comme tous ceux qui veulent garantir l’intégrité des aliments que l’on met dans leur assiette, saluent cette victoire.
 
« Enfin !» s’exclame Yves Bertheau, biochimiste et phytopathologiste, directeur de recherche à l’Inra, spécialiste des OGM et de leur traçabilité, coordinateur d’un programme européen (Co-Extra) sur la coexistence des cultures OGM et non OGM, « Ça a été beaucoup de travail mais ça en valait la peine… » poursuit-il dans un échange avec UP’ Magazine. C’est peu de le dire. En effet, la controverse dure depuis une dizaine d’années, c’est-à-dire depuis le moment où l’on a pris conscience de l’existence d’outils moléculaires capables de modifier le code génétique d’un organisme vivant, aussi simplement qu’on le ferait en corrigeant une faute sur un traitement de texte. Avec l’un des ces outils les plus connus, le CRISPR-Cas9, il est possible de transformer les caractéristiques d’un organisme vivant en coupant-collant avec une précision inégalée des lignes de codes du vivant.
 

Ruée sur la mutagénèse

Les industries biotechnologiques se sont alors immédiatement précipitées sur cette innovation. Et parmi elles, les grandes industries phytosanitaires de l’agriculture. Pour des firmes comme Monsanto, Dupont, Bayer, cette technologie sentait le pactole. En effet, elles pourraient modifier, dans des conditions de simplicité et donc de coûts, des pans entiers du vivant, encore récalcitrant aux impératifs productivistes de l’économie globalisée.  Cette biotechnologie allait renvoyer au placard des anciens souvenirs les OGM tellement controversés. Car avec la mutagénèse, on n’apporte pas un élément extérieur au vivant comme on le fait avec les OGM « classiques ». On modifie, en douceur, le code génétique de l’organisme. Ni vu ni connu, quasiment pas de trace, pour un effet aux applications redoutables.
 
Déjà les labos s’activaient pour fabriquer des plantes résistant à telle situation écologique ou à tel prédateur, pour modifier le goût, la forme, l’allure, des plus communs de nos aliments. Ailleurs on s’imaginait, tel Prométhée, transformer radicalement certaines espèces pour les domestiquer plus que jamais, pour les faire mieux entrer dans les canons de la consommation de masse. Dans d’autres labos, on s’attachait à modifier une espèce, comme le moustique, jusqu’à envisager de la faire disparaître. Tout cela en échappant à toute législation et encore moins à celle des OGM qui entravait si méchamment l’hubris de production effrénée de certains acteurs industriels.
 
La controverse a porté sur des subtilités, des détails dans lesquels se cache parfois le diable. Là où les OGM s’attaquent au génome d’une culture avec des outils grossiers, le ciseau moléculaire CRISPR tranche et remodèle avec une précision parfaite le code génétique, à la manière d’un scalpel. Cette précision du geste technique fait qu’un grain de maïs modifié à l’aide de CRISPR ne pourra être distingué d’un grain issu d’une sélection végétale à l’ancienne.
 
Pour les défenseurs de CRISPR, ces produits ne sont pas des OGM au sens où l’entendait la règlementation, notamment européenne. Ils seraient d’une autre nature, échappant ainsi aux procédures d’évaluation des risques, d’autorisation, d’étiquetage ou de suivi. Leur argument est d’affirmer que les techniques utilisées jusqu’à présent pour fabriquer des OGM consistent à prendre le gène d’une plante ou d’un organisme pour le mettre dans une autre. C’est de la transgénèse. Or avec les nouvelles technologies du vivant comme CRISPR, il est inutile de faire intervenir un gène extérieur. On peut modifier les gènes à l’intérieur des cellules des embryons de plantes. C’est de la mutagénèse. Avec ces nouveaux outils d’ingénierie génétique, les labos peuvent éteindre des gènes, les activer, les muter ou les répliquer. Pas d’apport extérieur. Pour eux, ce n’est pas un OGM, c’est autre chose.

LIRE DANS UP : Ces OGM cachés que les industriels veulent nous faire passer en douce…

La vanne des biotechs était ouverte

Une décision prise en avril dernier par le Ministère américain de l’Agriculture a ouvert les vannes juridiques de la mutagénèse et libéré un marché gigantesque. Un marché des biotechs composé de startups comme de géants. Leur objectif commun : produire des plantes plus robustes, résistantes aux intempéries comme aux maladies et parasites. L’exemple de Mars est significatif : le groupe agroalimentaire explore les moyens d’utiliser CRISPR pour protéger son ingrédient phare, le chocolat, des assauts du changement climatique.

LIRE DANS UP : Elles arrivent dans nos assiettes. Les plantes modifiées par CRISPR ne sont plus considérées aux USA comme des OGM.

Tous les scientifiques impliqués dans ces recherches jurent la main sur le cœur que leur travail correspond à une nécessité vitale pour l’humanité : être en mesure de nourrir une population en plein essor sur une planète où les terres cultivables sont de moins en moins nombreuses.
 
Les expériences se multiplient un peu partout dans le monde. En Chine par exemple, des chercheurs expérimentent l’utilisation de CRISPR pour créer des vaches mieux protégées contre la tuberculose, une maladie bactérienne chronique qui peut se propager à l’homme et qui a alimenté le fléau de la résistance aux antibiotiques. Plus près de chez nous, le scientifique suédois Stefan Jansson, chercheur à l’Université d’Umea, a utilisé CRISPR pour produire des légumes mieux protégés contre les ravageurs. C’est lui qui s’était fait connaître en préparant le premier repas avec des produits CRISPR. Il déclarait alors à Business Insider que le rôle du CRISPR dans l’avenir de l’alimentation commence déjà à prendre forme. « Nous ne parlons pas de l’avenir. Nous parlons de maintenant », affirmait-il.
 

Controverse planétaire

Dans cette bataille aux enjeux planétaires, l’Europe n’était pas épargnée. Sous l’intense pression des lobbies, l’Europe semblait se diriger, lentement mais sûrement, vers une déréglementation de ces « nouveaux » OGM. Des plantes modifiées et brevetées pourraient ainsi bientôt envahir incognito nos champs, échappant à tout étiquetage. Principalement des végétaux rendus tolérants aux herbicides, avec des conséquences encore méconnues mais sans doute irréversibles sur l’environnement, la santé, ou l’autonomie des paysans. « Cette quantité énorme d’êtres artificiels qui pourraient ainsi être introduits dans un temps très court dans la société et la nature pose problème, explique Frédéric Jaquemart, président du Groupe international d’études transdisciplinaires (Giet). Ce rythme effréné de changements, sans commune mesure avec ceux en cours dans le processus d’évolution, a des effets sur l’organisation même de la société, avec des effets délétères sur la nature, même si les causalités ne sont pas évidentes à établir. »

LIRE DANS UP : Modifier génétiquement une plante n’est pas anodin

Pierre-Henri Gouyon, professeur au Museum d’Histoire naturelle n’hésitait pas à s’insurger : « On est en train de faire des conneries avec ces OGM ! ». Il ajoute dans une conférence donnée à l’APHP : « La concentration de la propriété des ressources génétiques dans quelques mains met en danger toute la nourriture de la planète ».  Pour lui, il n’y aurait qu’une seule façon de savoir si un organisme a été modifié ou pas avec ces nouvelles technologies : « si une plante ou une semence est brevetée, c’est qu’elle a été manipulée » confiait-il à notre Magazine. CQFD.
 
Yves Bertheau nous alertait dans une interview à UP’ Magazine :  « Au-delà des changements de pratiques agricoles induits par les nouveaux traits introduits, les modifications génétiques rapides, radicales et souvent irréversibles doivent être considérées avec prudence, alors que la sélection classique liée à la conservation de ressources génétiques constituent encore la meilleure source d’amélioration de la production et d’adaptation aux changements environnementaux. Il est à craindre que les plantes ne constituent un ballon d’essai, pour tester des technologies dont l’application à l’homme est loin d’être acceptable ».

LIRE DANS UP : Un OGM n’est jamais « naturel »

Fin de la récré

Hier 26 juillet, la Cour de justice européenne a sifflé la fin de la controverse. Contre toute attente, elle a établi, dans une décision qui va devenir historique, que les plantes et les animaux créés par une technologie innovante de modification génétique ont été génétiquement modifiés et devraient être réglementés en tant que tels. Les juges de l’UE précisent : « Par arrêt de ce jour, la Cour considère tout d’abord que les organismes obtenus par mutagenèse sont des OGM au sens de la directive sur les OGM, dans la mesure où les techniques et méthodes de mutagenèse modifient le matériel génétique d’un organisme d’une manière qui ne s’effectue pas naturellement. Il s’ensuit que ces organismes relèvent, en principe, du champ d’application de la directive sur les OGM et sont soumis aux obligations prévues par cette dernière. »
 
Audience à la Cour de Justice de l’Union Européenne
 
La Cour poursuit : « La Cour considère que les risques liés à l’emploi de ces nouvelles techniques de mutagenèse pourraient s’avérer analogues à ceux résultant de la production et de la diffusion d’OGM par voie de transgenèse, la modification directe du matériel génétique d’un organisme par voie de mutagenèse permettant d’obtenir les mêmes effets que l’introduction d’un gène étranger dans l’organisme (transgenèse) et ces nouvelles techniques permettant de produire des variétés génétiquement modifiées à un rythme et dans des proportions sans commune mesure avec ceux résultant de l’application de méthodes traditionnelles de mutagenèse. Compte tenu de ces risques communs, exclure du champ d’application de la directive sur les OGM les organismes obtenus par les nouvelles techniques de mutagenèse compromettrait l’objectif de cette directive consistant à éviter les effets négatifs sur la santé humaine et l’environnement et méconnaîtrait le principe de précaution que la directive vise à mettre en œuvre. Il s’ensuit que la directive sur les OGM s’applique également aux organismes obtenus par des techniques de mutagenèse apparues postérieurement à son adoption. »
 
Par cette décision, les juges européens se sont rangés du côté du syndicat agricole français, la Confédération Paysanne, qui a porté l’affaire devant la Cour, arguant que des techniques nouvelles et non conventionnelles de mutagenèse in vitro étaient susceptibles d’être utilisées pour produire des plantes résistantes aux herbicides, avec des risques potentiels pour la santé.
Coïncidence du calendrier, une étude était publiée dans la revue Nature la semaine dernière. Elle révélait que la technologie d’édition de gènes Crispr-Cas9 peut causer des distorsions génétiques beaucoup plus importantes que prévu, avec des « conséquences pathogènes » potentielles.
 
Les défenseurs des organismes vivants transformées par les biotechnologies n’ont pas tardé à clamer leurs regrets devant une telle décision. C’est le cas du professeur Jonathan Napier, qui dirige les essais sur le terrain de Crispr-edited plants à Rothamsted Research au Royaume-Uni. Il a dénoncé la décision de la cour comme étant « un pas en arrière, pas un progrès« . Il a ainsi déclaré au Guardian : « Il s’agit d’un résultat très décevant, qui entravera l’innovation, l’impact et le progrès scientifique en Europe. La classification des organismes à génome édité comme relevant de la directive OGM pourrait fermer la porte à cette technologie révolutionnaire ».
 
Beat Späth, le directeur d’EuropaBio, qui représente des entreprises de biotechnologies, a déclaré : « Des milliards d’euros ont été consacrés à la recherche et au développement de l’édition du génome, par les contribuables et l’industrie. Le grand risque est que tout cet argent ne soit pas traduit en produits pour les agriculteurs européens ».
Des déclarations inévitables venues d’acteurs concernés directement par l’économie des biotechnologies. En réponse, l’ONG Greenpeace par la voix de Franziska Achterberg, directrice de la politique alimentaire, fait valoir que la décision de la Cour avait donné la priorité à la protection de la santé humaine et de l’environnement : « La dissémination de ces nouveaux OGM dans l’environnement sans mesures de sécurité appropriées est illégale et irresponsable. D’autant plus que la modification génétique peut entraîner des effets secondaires involontaires. La Commission européenne et les gouvernements européens doivent maintenant s’assurer que tous les nouveaux OGM sont entièrement testés et étiquetés, et que tous les essais sur le terrain sont soumis aux règles relatives aux OGM ».
De son côté le gouvernement français a publié ce jour un communiqué saluant « cette clarification attendue. Cet arrêt de la CJUE est une étape déterminante, qui va permettre aux juridictions et aux autorités compétentes de disposer d’un cadre harmonisé à l’échelle européenne afin de protéger les consommateurs et l’environnement, dans le respect du principe de précaution ».
 
Il n’en demeure pas moins que le jugement de la Cour européenne n’est pas anodin. Pour les juristes, il est extrêmement contraignant. C’est ce que pense Kai Purnhagen, juriste néerlandais spécialisé en droit européen et international, qui a confié à la Revue Nature : « C’est un jugement important, et c’est un jugement très rigide. Cela signifie que pour toutes les nouvelles inventions telles que CRISPR-Cas9 food, vous devrez passer par le long processus d’approbation de l’Union européenne ».
Cette décision est en contradiction avec la position actuelle du gouvernement américain sur les cultures génétiquement modifiées. En avril, le secrétaire américain à l’Agriculture, Sonny Perdue, a publié une déclaration confirmant que le département américain de l’Agriculture (USDA) ne soumettrait pas les cultures génétiquement modifiées aux mêmes règlements que les cultures OGM.
 
Bien sûr, depuis lors, la recherche a montré que le CRISPR pourrait ne pas être aussi sûr ou fiable que les scientifiques le pensaient auparavant. Cette nouvelle information, combinée à la décision de la Cour européenne, pourrait pousser les organismes de réglementation américains à repenser leur position sur l’édition génétique dans un proche avenir. De quoi continuer à alimenter, si besoin était, les tensions commerciales entre les États-Unis et l’Europe.
 
 
Image d’en-tête : Atelier Design Fiction Club/Gaité-lyrique
 

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