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Génétique hors contrôle

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Grâce à CRISPR, ce chercheur chinois a pu, quasiment seul, fabriquer des bébés génétiquement modifiés.

L’information a fait le tour du monde en quelques heures : un chercheur chinois a annoncé cette semaine avoir permis de mettre au monde deux bébés génétiquement modifiés. Une première mondiale qui a propulsé aux sommets de la notoriété un chercheur jusque-là inconnu et fait sursauter l’ensemble de la communauté scientifique. Hors de tout contrôle académique, le chercheur chinois He Jiankui a utilisé les ciseaux moléculaires CRISPR pour modifier le génome de deux embryons menés à terme. Un « exploit » que tout le monde redoutait tant cet outil de manipulation génétique est facile d’utilisation. Il fallait bien que quelqu’un ouvre la boîte de Pandore et modifie la nature même d’un être humain, sa descendance comprise. C’est désormais fait, dans l’obscur laboratoire d’une province chinoise.
 
Cela fait longtemps que les scientifiques tout comme les spécialistes d’éthique du vivant sonnent le tocsin. L’invention de CRISPR-Cas 9 est la meilleure comme la pire des choses. Ces ciseaux moléculaires permettent de réaliser des manipulations génétiques, à moindre coût et très simplement en faisant de l’édition de gène aussi facilement que l’on fait du traitement de texte sur son ordinateur.
 

Le couteau suisse biologique

La révolution CRISPR a commencé en 2012 quand la française Emmanuelle Charpentier, associée à l’américaine Jennifer Doudna, démontrent qu’un mécanisme bactérien pouvait être détourné pour modifier, corriger ou réécrire le génome d’un organisme vivant. Et cela, aussi aisément que de corriger une faute d’orthographe ou modifier une phrase par un copier-coller dans un traitement de texte. De fait, cette technique est souvent associée à l’expression « édition – editing – du génome ».
 
Souvent représenté par l’image d’un couteau-suisse biologique, CRISPR -Cas9, c’est son nom complet, renferme deux outils en un. L’un, « cas9 », est une protéine découpeuse d’ADN ; l’autre est un petit brin d’ARN, qui sert de guide afin de positionner l’enzyme Cas9 sur la section du ruban d’ADN que l’on souhaite découper. Imaginez des ciseaux qui vont précisément, au niveau d’un gène, sectionner un brin d’ADN et lui en substituer un autre. Un jeu d’enfant. On enlève le bout de gène défectueux ou indésirable et on le remplace aussi sec par un autre. Quand on sait que de nombreuses maladies ont une origine génétique, on comprend que cette découverte mette le monde de la médecine sens-dessus- dessous.

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Avec cette découverte, tout ou presque devient possible en ingénierie génétique humaine, animale ou végétale. On peut ainsi activer ou éteindre à volonté l’expression d’un gène, le modifier, l’enlever, l’hybrider.  Une telle simplicité d’utilisation ne manque pas d’attiser les convoitises et de tenter toutes sortes d’expérimentations.
 
De nombreuses startups évoluant dans le domaine des biotechs ont éclos dans le sillage de cette invention. eGenesis, un des pionniers de la xenotransplantation, introduit des gènes humains dans des fœtus de porcs afin de fabriquer des poumons transplantables sur l’homme. Recombinetics crée avec la même technique des vaches sans cornes afin qu’elles se blessent moins dans les élevages. Une équipe de chercheurs de l’Imperial College of London travaille, par la technique génétique du CRSIPR-cas9, à l’éradication des moustiques Anopheles gambiae, l’un des principaux vecteurs du paludisme.
 
La seule citation du mot CRISPR déclenche un inventaire à la Prévert d’applications possibles. Déjà plusieurs centaines d’articles scientifiques ont été consacrés à cette méthode et plusieurs milliers de laboratoires répartis partout dans le monde y travaillent. Les expérimentations vont bon train, encadrées avec plus ou moins d’efficacité par le bon sens si ce n’est l’éthique scientifique ou la réglementation. S’ajoute à cette course contre la montre une compétition féroce pour l’attribution de brevets, de parts de marché ou d’avantages concurrentiels entre pays. Une géopolitique du CRISPR est en effet en train d’émerger avec d’un côté les pays sensibles aux dimensions éthiques et d’autres, moins regardant, qui recherchent avant tout à placer leurs pions sur l’échiquier mondial des biotechs.
 
Toutes sortes d’applications sont envisagées : thérapie génique, reconstitution d’espèces animales disparues, inactivation de gènes pour stériliser certaines espèces animales, modifications d’embryons humains à portée eugénistes ou thérapeutiques, etc. Mais aussi, applications craintes mais possibles dans des buts criminels ou terroristes. Et applications désormais industrialisées dans le domaine des biotechs végétales avec la mise sur le marché d’OGM « cachés » grâce à l’emploi du CRISPR.

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Devant ce déferlement d’applications, les deux femmes qui ont inventé CRSPR s’avouent elles-mêmes un peu dépassées par les événements. Interrogée par Le Monde, Jennifer Doudna déclarait : « Vous savez, même pour nous, c’est époustouflant. Le système que nous avons décrit … est utilisé par tous les laboratoires de génétique. C’est assez inhabituel qu’une technologie perce à cette vitesse. Je pense que c’est dû à la facilité de sa mise en œuvre et au fait qu’elle fonctionne vraiment bien dans la plupart des cellules et des organismes, pour des raisons qu’on essaie encore de comprendre. »
 
CRISPR est, parmi les biotechs actuelles, celle qui suscite le plus d’engouement mais aussi le plus d’inquiétudes. Dès les premières publications consacrées à cette technologie, les scientifiques ont compris qu’ils avaient là un outil des plus prometteurs pour vaincre les maladies mais aussi un des plus dangereux, un de ceux qui ne peuvent manquer de susciter des interrogations éthiques profondes.
Jennifer Doudna est la plus sensible à la dimension éthique de son innovation. Dans un échange avec l’AFP elle déclarait déjà en avril 2016 : « Il y a un risque de surexcitation autour de cet outil, qui pourrait conduire des gens, même bien attentionnés, à pratiquer des expériences susceptibles d’avoir des effets inattendus ». Elle poursuivait : « J’espère que la communauté scientifique va accepter de procéder suffisamment lentement pour éviter de mauvaises choses. » Fabriquer des bébés sur mesure, en sélectionnant leurs caractères physiques ou intellectuels, ne serait « certainement pas une bonne chose ». « Mais je pense que la tentation va croître à mesure que les techniques s’amélioreront », reconnaissait-elle.
 

Admiration et peur mêlées

Ces paroles étaient prophétiques.  Il est désormais admis que CRISPR est de ces inventions qui portent à la fois l’admiration et la peur. D’un strict point de vue thérapeutique, cette technologie suscite des espoirs extraordinaires. En effet, certaines de nos maladies sont directement liées à des variantes de nos gènes. C’est le cas pour ne citer que les plus fréquentes, de certaines maladies cardiovasculaires et de certains cancers. Dans d’autres cas, les médecins ont constaté que certains gènes protégeaient de la maladie. C’est le cas du gène CCR5, un récepteur qui permet l’entrée du virus du sida. Chez de rares personnes, ce gène est muté, ce qui le rend réfractaire à l’infection du VIH. Le CRISPR permettrait, en théorie, de généraliser l’inactivation de ce gène pour rendre tout le monde résistant à cette infection. On peut toutefois se demander si cette modification du génome ne risque pas de provoquer des effets délétères. Sommes-nous sûrs de cela ? Et a-t-on le droit de modifier ce gène pour toute notre descendance quand on sait que le même CCR5 permet aussi au système immunitaire de combattre certaines infections virales ?

LIRE DANS UP’ : Dégâts collatéraux : CRISPR provoquerait des mutations génétiques inattendues

Le cas des utilisations thérapeutiques pose problème, mais les partisans d’une vision optimiste des choses expliqueront que toutes les précautions pourront être prises pour que des expérimentations, nombreuses s’il le faut, soient menées sur des animaux, afin que tous les effets pervers puissent être contrôlés. C’est le discours normal de la science qui innove. D’autre part, quel parent pourrait s’opposer à mettre en œuvre ces techniques si on lui garantit que son enfant sera exempt de ces maladies et qu’il vivra en bonne santé ?
 
Toutefois, avec la même technologie, on peut aussi facilement passer de la thérapie à l’amélioration. Certains, déjà nombreux, pensent que ce type de techniques pourrait être utilisé pour augmenter les performances humaines : courir plus vite, avec plus d’endurance, plus de force, etc… En travaillant sur les gènes ont pourrait être plus intelligent, augmenter le QI de l’enfant à venir. C’est là le rêve des transhumanistes dont le slogan « From chance to choice », de la chance au choix, ouvre les portes d’un nouvel eugénisme.  Certains scientifiques, comme en France Laurent Alexandre, vont encore plus loin. Dans son livre La mort de la mort, il expliquait déjà en 2011 que si l’on se place du point de vue de la théorie de l’évolution, le recours à des manipulations génétiques de cette ampleur ne serait pas une option mais une nécessité absolue pour la survie de l’espèce en raison de l’affaiblissement de la sélection naturelle dans nos pays ultracivilisés et médicalisés.
 
Sur un fond singulièrement dense d’interrogations d’ordre éthique, la technologie CRISPR est néanmoins devenue un succès planétaire. Elle s’est répandue comme une trainée de poudre parce qu’elle possède une qualité rare en biotechnologie : elle est facile d’accès. Certains scientifiques estiment qu’un simple titulaire d’une licence de biologie possède les compétences suffisantes pour s’en servir.  Certes de façon grossière, mais suffisante pour bidouiller une bactérie, une levure ou un organisme unicellulaire simple. N’importe quel amateur décidé pourrait s’initier à cette pratique. Circonstance aggravante, des kits CRISPR sont vendus sur internet pour moins de 100 euros. Un ticket d’entrée sans commune mesure avec toute autre biotechnologie. CRISPR, mis à la portée d’amateurs, hors du milieu des laboratoires établis et des universités, c’est possible. C’est en cours. Les biohackers, les biologistes de garage, les DIY de la biologie existent déjà. Ils sont même encouragés depuis plusieurs années pour leur capacité à créer de l’émulation et une dynamique porteuse. Un bel esprit open source, open access !

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La ligne rouge est franchie

C’est dans ce contexte qu’intervient l’initiative de He Jiankui. Certes ce chercheur n’est pas un vulgaire bidouilleur de labo. Il a fait ses études à Stanford et à l’Université Rice aux Etats-Unis. Il travaille dans une université chinoise de bonne réputation, l’université de Shenzhen dans le sud du pays. Mais tout laisse penser qu’il a volontairement franchi la ligne rouge.

LIRE DANS UP’ : Les Chinois auraient mis au monde deux bébés génétiquement modifiés par CRISPR

En effet, les langues se délient et on apprend progressivement que le scientifique a mis en œuvre son projet en cachant ses véritables intentions et sans avoir toutes les autorisations requises. La dépêche de l’AP qui a annoncé la nouvelle de la naissance des deux bébés de He Jiankui révèle que le scientifique n’a déclaré ses travaux que très tardivement, le 8 novembre seulement sur le registre chinois des essais cliniques. Les premières investigations laissent des doutes sur la transparence du chercheur à l’égard des patients qu’il a traités. En effet, les formulaires évoquent des recherches « pour le développement d’un vaccin sur le sida » mais jamais de manipulations génétiques sur les embryons ni sur l’intention de mener des fœtus traités à terme. Le consentement des « parents cobayes » semblait bien peu éclairé.
 
Circonstance aggravante, le chercheur était, au moment des faits, en « congé sans solde » de son université. Hors contrôle académique, il aurait donc recruté, par l’intermédiaire d’une association pékinoise d’aide aux malades du sida, des couples dont le mari était porteur du VIH. L’expérience a consisté à isoler des spermatozoïdes, les fusionner avec un ovule pour former un embryon sur lequel l’appareillage CRISPR-Cas9 aurait été appliqué. Trois à cinq jours de développement ont suffi pour extraire quelques cellules afin de s’assurer que l’édition du génome avait bien eu lieu. Au total, He Jiankui a obtenu 16 embryons sur les 22 qu’il avait opérés. Onze d’entre eux ont été utilisés dans six tentatives d’implantation. Finalement, une grossesse double a effectivement été menée à terme. Les jumelles Lulu et Nana était nées.
 
A regarder de plus près, ce qui est présenté comme un succès par He Jiankui, des analyses génomiques montrent que l’opération n’a que partiellement réussi. En effet l’inactivation du gène conférant une protection contre le VIH n’aurait pas fonctionné complètement sur l’une des jumelles. Des signes de mosaïcisme ont été observés indiquant qu’une partie seulement des cellules de l’organisme avait été touchée par la manipulation. Ces réserves n’ont pas empêché le chercheur chinois d’implanter un embryon dont la modification était incomplète ou mal contrôlée. Il ne s’est pas non plus encombré de scrupule à faire naître ces deux êtres modifiés, qui par la nature même de la modification génétique germinale menée, transmettront ces transformations à toute leur descendance.
 
Pour couronner le tout, les travaux de He Jiankui n’ont fait l’objet d’aucune publication scientifique. La propagation de l’information s’est faite par cinq vidéos promotionnelles qu’il a postées sur YouTube, une démarche singulièrement peu orthodoxe dans le monde scientifique.
 
Coïncidence du calendrier, se tenait à Hong Kong, au moment de l’éclatement de cette bombe médiatico-scientifique, un important symposium réunissant tout le gratin mondial de la génétique. He Jiankui a pris la parole hier mercredi 28 novembre lors d’une session du Human Genome Editing Summit pour présenter ses travaux devant des pairs particulièrement remontés.  Il a déclaré qu’il « était très fier de son travail » et que les deux bébés Lulu et Nana étaient « en parfaite santé ». Il a ajouté que ses travaux avaient été soumis à une revue scientifique sans en dire le nom.
 
Jaydee Hanson, un spécialiste mondial de santé publique, était sur place et a entendu la prestation de He Jiankui. Il nous fait part de son impression par email : « La présentation de He Jiankui était très médiocre. Il ne semble pas comprendre ce que veut dire consentement éclairé. En tant que non-médecin, il prétend payer personnellement les soins médicaux de ses patients mais il n’a pas répondu à la question de savoir qui paiera pour toute la vie les soins qu’ils recevront.  Il ne semble pas comprendre le rôle du CCr5 dans le système immunitaire et n’a pas pu répondre aux questions sur la façon dont il pourrait affecter le statut immunitaire des jumelles.  Très triste, mais il pense qu’il sauvera les gens du sida au cours de leur vie et permettra aux parents séropositifs de concevoir des enfants qui peuvent résister au VIH.  L’enfer est pavé de bonnes intentions. »
Jaydee Hanson termine son message par ces propos qui en disent long sur le danger de ce type de situation : « Malheureusement, He Jiankui semble posséder les techniques de base pour éditer les gènes. » Il ne doit pas être le seul. Le scientifique chinois mis dans la lumière a décidé, face à la pression, de suspendre ses expériences. Mais au fond d’un autre labo, quelque part dans le monde, tout nous laisse penser que d’autres Jiankui sont en train de s’activer avec leurs ciseaux CRISPR pour produire une nouvelle espèce d’humains. Quand la boîte de Pandore est ouverte, il est difficile de la refermer.
 
 
 

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