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Le « drame de la solution »

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« Si la science se fait fiction, il faut qu’elle soit celle de demain, et c’est bien dire que la fiction peut anticiper sur la science. Mais si elle se trouve enchaînée au déchaînement de la science, elle n’a pas pour autant le pouvoir d’enchaîner celle-ci, d’où son manque de sérieux. » Nathalie Georges-Lambrichs (1).
« La logique, appliquée à la vie, ou, pour paraphraser Wang, l’hyperrationalité, risque de rendre « fou » et peut-être, c’est-à-dire si Descartes a raison, est une véritable folie (qui s’écrit alors sans guillemets). » Pierre Cassou-Noguès (2)

Œuvres, au double sens du terme, d’une psychologie historique (localisée) et représentations collectives sublimées ou structurelles, tels apparaissent les arts, produits culturels qualifiés et qualifiants. Les touts débuts de la science-fiction n’y échappent pas : dès 1856, les frères Goncourt décrivent une mentalité qui vient ou, mieux, qui s’épanouie, et qu’ils nomment « le miraculeux scientifique » ; nous en proposons un bref commentaire.

En guise d’introduction

En ce bref moment et par postulat, rappelons que, dans un champ quelconque de l’activité humaine, une définition fondatrice d’une quelconque nouveauté ne peut être explicitée qu’à partir d’autres grands moments du passé de cette activité. Nous parlerons ici de la première définition de la littérature du “fantastique scientifique“ et du policier, mêlant technique(s), péripétie(s) et intrigue(s). Nous commenterons donc l’esquisse des frères Edmond et Jules Goncourt commentant eux-mêmes le « miraculeux scientifique » d’Edgar Allan Poe (3) et, dans ce dessein, nous prendrons parfois à Charles Baudelaire, André Breton et Jorge Luis Borges.

De la rage de science au fantastique technique

Le 16 juillet 1856, dans leur Journal, Mémoires de la vie littéraire, les Goncourt consignent dans un style télégraphique : « Après avoir lu Poe. Quelque chose que la critique n’a pas vu, un monde littéraire nouveau, les signes de la littérature du XXe siècle. Le miraculeux scientifique, la fable par A + B ; une littérature maladive et lucide. Plus de poésie ; de l’imagination à coups d’analyse : Zadig juge d’instruction, Cyrano de Bergerac élève d’Arago. Quelque chose de monomaniaque. — Les choses ayant plus de rôle que les hommes ; l’amour cédant la place aux déductions et à d’autres sources d’idées, de phrases, de récit et d’intérêt ; la base du roman déplacée et transportée du cœur à la tête et de la passion à l’idée ; du drame à la solution. »

Les expressions « miraculeux scientifique » et « Cyrano de Bergerac élève d’Arago » attestent qu’il s’agit de “fantastique technique“ ou de ce que l’on nommera plus tard de la science-fiction ; sinon, les principes décrits pourraient aussi bien appartenir au genre policier — le chevalier Auguste Dupin, du même Poe, étant le “premier Sherlock Holmes du monde“ et référencé comme tel par Sir Conan Doyle lui-même. Ainsi Edgar Allan Poe est-il à la source de ces deux grands courants littéraire du XXe siècle ; c’est ce que nous allons vérifier ici concernant la science-fiction.

Tout d’abord, quel Poe doit-on lire pour comprendre le commentaire des Goncourt ?

La première traduction de Poe date d’octobre 1848 et les Histoires extraordinaires, recueil d’une quinzaine de succès américains, de 1854-1856. Charles Baudelaire, orphelin et anti-autoritaire comme Poe, se chargea de ces traductions ; on peut supposer que les Goncourt venaient de finir de lire celles-ci. Et puis, qui-y- a-t-il dans les Histoires extraordinaires que « la critique n’a pas vu » ?… Certainement ce que Baudelaire assura dès l’introduction du recueil : qu’il s’agit-là de « conjecturisme » et de « probabilisme » (1856) ; c’est-à-dire d’une « littérature toute nouvelle » où règne une « rage de science ». (Jacques Lacan, dans les années 70, après Martin Heidegger, dans les années 30, au cœur du n°84 de La Cause du désir, ne dira pas autre chose.)
Poe présente, en effet, à la fois, une réflexion quasi-analytique sur la génération des idées et les maladies de l’esprit (Bérénice) et une obsession aventureuse du déchiffrement (Révélation magnétique, Le Scarabée d’or, L’Assassinat de la rue Morgue), obsession qui se mêle à une philosophie de la physique et de la nature humaine (Le Maelström, L’Homme des foules, Eurêka). 

Et encore, qui sont Zadig, Cyrano de Bergerac et Arago ?… Zadig, personnage riche et jeune, d’abord naïf, est l’œuvre éponyme d’un Voltaire enthousiaste où la puissance de la raison humaine est affirmée dans la gangue d’un conte babylonien, conte de fées à la fois picaresque et sentimental, où il brosse un portait acerbe de Paris. Voilà donc Zadig magistrat chargé de diligenter des enquêtes judiciaires mais sans pouvoir prononcer de sanction.
Quant à Savinien de Cyrano de Bergerac, c’est sans aucun doute celui des Etats et empires de la Lune et du Soleil (1657, 1662) et de l’inachevé Fragment de Physique ; si ce Cyrano est élève de François Arago, c’est que celui-ci fut élève de l’école Polytechnique, homme politique d’importance et savant à la vie d’aventurier considéré comme le père de la vulgarisation scientifique moderne. 

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À présent, dans leur bref commentaire, et par deux fois, les Goncourt utilisent l’expression « quelque chose », comme si la consistance de cette littérature se cherchait sous la plume même de ces deux grands littérateurs ; dans cette répétition gît donc l’existence d’une chose indéterminée dont ils ne méconnaissaient pourtant pas la nature…
Un peu plus de cent cinquante ans plus tard, le commentaire est moins incommode, car notre environnement est plus proche de certains livres d’anticipation. Le réel a rejoint la fiction ; la réalité l’a accueilli plus exactement.

Ce « quelque chose » ou ce “quelque part“ est devenu notre souci à tous, avec l’avènement de la machinerie et de la vitesse, de l’électronique et des recherches génétiques. C’est la chose même de la science-fiction que nous voyons alors éclore, encore fragilement, sous nos yeux rassasiés, car la consistance de cette littérature se réalise hic et nunc. Seule une « théorie des instruments de mesure et de la vie quotidienne » — c’est-à-dire de la technologie, attirance et traduction économiques de la science — peut nous éveiller de temps à autre. 

Les quelques lignes des Goncourt seraient les premières lignes de cette théorie : ce que la critique de l’époque n’avait pas vu, c’est le monde nouveau et sa mentalité nouvelle : peut-être ne le voyait-elle pas, pas encore, trop préoccupée par le monde ancien.

Selon nous, l’expression « le miraculeux scientifique » donne alors, à la fois, la destination de la S-F et du genre policier (!), parce que cette expression l’enracine dans une psychohistoire spécifique, la nôtre, celle de la fable mathématique et la puissance mélancolique (les socio-historiens parlent de « désenchantement »). Par conséquent, l’objectif, littéraire ou non, de la science, pour Poe et les Goncourt, l’objectif de la science est qu’elle fasse des miracles et que les mathématiques fondent les fables. “Poétique de la science“, doit-on dire.

« Le merveilleux n’est pas le même à chaque époque, écrit André Breton dans son Manifeste du surréalisme ; il participe obscurément d’une sorte de révélation générale dont le détail seul nous parviendrait ; ce sont les ruines romantiques, le mannequin moderne ou tout autre symbole propre à remuer la sensibilité humaine durant un temps. Dans ces cadres qui nous font sourire, pourtant se peint toujours l’irrémédiable inquiétude humaine, et c’est pourquoi je les prends en considération, pourquoi je les juge inséparables de quelques productions géniales, qui en sont plus que les autres douloureusement affectées. »

L’irrémédiable inquiétude humaine, voilà une maladie de la lucidité, c’est-à-dire, à la fois, l’empreinte de la critique du Monde ou son ombre, au sens nocturne et fantastique du terme, et une monomanie moderne, parce que toujours plus structurée et détaillée. La maladie de nos sciences, « l’homme toujours mieux sachant » résume Pierre Boutang en 1973 parlant du trajet philosophique de René Descartes à Martin Heidegger via, sans doute, Max Weber.

Cette manie de la solitude scientifique et de l’absorption mentale par une seule idée — d’ailleurs, exactement les troubles d’Ega-eus dans Bérénice de Poe —, cette manie, voilà la psychologie historique collective qui pointait avec l’auteur américain avant que Jules Verne n’en fasse aussi son gagne-pain.

Le règne des choses ou le drame de la solution

Enfin, dans le fragment des Goncourt, suit un tiret de conclusion, avec un participe présent pour marquer cette conclusion : c’est la grande découverte que « Les choses (auront) plus de rôle que les hommes ». Ici la « machine littéraire » répond peut-être à ou anticipe la totalité machinale qui vient, « la cage de l’avenir » dont parlait Weber en 1921.
Alors, dans cette littérature du XXe siècle, « L’amour cèd(e) la place à d’autres sources (…) de récit et d’intérêt » écrivent les deux frères. 

« Récit et intérêt » au singulier, n’est-ce pas curieux ?… Que devient “l’essence de la littérature“ lorsqu’elle n’exprime plus la société amoureuse et nostalgique, la mythologie profane de nos vies ? Elle devient un autre récit général, d’un autre intérêt. Et elle parle à la tête : « la base du roman déplacée et transportée du cœur à la tête et de la passion à l’idée ; du drame à la solution. »

Car le temps ne serait plus à se raconter des histoires mais à trouver des solutions. Des solutions ? Mais à quelles questions ?… Que perçoit-on, alors, en France, à l’époque des Goncourt ?… Peut-être perçoit-on que l’avenir de l’homme règle son pas sur l’avenir des marchés et que la totalité sociale devient une totalité économique ou que l’économie politique règne sur la volonté de transformer socialement, et en responsabilité, le Monde.

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Les Goncourt, comme Baudelaire, Breton (Lacan…) et Borges, reconnurent que les hommes d’Occident, dans un mouvement sourd de leur histoire, ont fait entrer et déborder la rationalité — l’esprit de géométrie et de prospective — jusque dans leur divertissement. (Qu’est-ce que le mouvement protestant Quantified self d’auto-mesure et d’expression quasi muséal de soi, sinon cela ?)
Comme l’écrit Baudelaire en 1856, le miraculeux scientifique, plus tard la science-fiction, et le “miraculeux policier“ (à cet égard, il faut lire les ouvrages de Guy Lardreau), ce sera donc « d’appliquer à la littérature des procédés de la philosophie, et à la philosophie la méthode de l’algèbre. » (Ou la philosophie du Cercle de Vienne !) Et on peut deviner que les auteurs de S-F deviendront des « Leibniz infini travaillant dans les ténèbres et dans la modestie », auteurs qui « jugent que la métaphysique est une branche de la littérature fantastique » et que « le sujet de la connaissance est un et éternel », comme l’écrit Borges dans Tlön Uqbar Orbis Tertius (Fictions, 1965).

David Morin-Ulmann, Sociologue et Philosophe culture, innovation et imaginaires 

(1) “L’allittérature, superflu nécessaire ?“ / Revue Lacan Quotidien, n°327)
(2) Les démons de Gödel, 2007.
(1) Edgar Allan Poe est connu en France grâce à la belle traduction que Charles Baudelaire a faite de ses contes. C’est d’ailleurs largement grâce à elle que l’œuvre de cet auteur américain du xixe siècle a été réévaluée par les historiens de la littérature américaine.

– Revue de Sciences humaines « Tracées »

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