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Crise politique française : faut-il innover ?

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La réponse est sans équivoque : oui. Oui, selon Dominique Rousseau, professeur de droit constitutionnel à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne, qui, dans une interview pour Mediapart ce dimanche 7 septembre, fait une démonstration analytique d’une clairvoyance confondante sur une Constitution à bout de souffle qui protège les gouvernants des gouvernés, alors que ce devrait être l’inverse. Sur des institutions en crise qui sont en fait une crise du lien social. Sur un système de « pensée d’Etat » obsolète, formé notamment à l’ENA et ses fameuses promotions qui ne sont pas à la hauteur des expériences vécues par les « gens »…

Voici dans son intégralité cette excellente interview qui réclame l’écriture d’une nouvelle Constitution qui pourrait résoudre les dysfonctionnements de la politique française.

« Dominique Rousseau : « On a inversé la fonction de la Constitution ! »
©Joseph Confavreux – MEDIAPART

La situation politique actuelle est aussi le reflet d’une Constitution à bout de souffle qui protège les gouvernants des gouvernés, alors que ce devrait être l’inverse. Dans une France qui tangue au milieu d’institutions trop rigides, l’écriture d’une nouvelle Constitution pourrait-elle réparer les défauts d’origine de la Ve République et combattre l’impuissance politique ? Oui, répond Dominique Rousseau, à condition de « créer une nouvelle assemblée où s’expriment les expériences de vie concrètes ».
Divorce entre un pouvoir élu et ceux qui ont voté pour lui récemment, contradictions entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif, présidentialisme isolé dans des réflexes monarchiques, jeux de rôles ambigus entre le président de la République et le premier ministre : les événements politiques de cette rentrée s’inscrivent dans les blocages institutionnels et les malfaçons constitutionnelles de la Ve République.

Dominique Rousseau, professeur de droit constitutionnel à l’Université Paris I Panthéon- Sorbonne examine pour Mediapart les ressorts profonds d’une débâcle politique qui n’est pas seulement celle du parti socialiste mais aussi celle d’un régime constitutionnel de plus en plus inapte à prendre en compte les évolutions et les exigences des sociétés contemporaines.

Mediapart : Ce à quoi nous avons assisté la semaine dernière s’apparente-t-il à un énième déchirement du PS ou à une crise institutionnelle ?

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Dominique Rousseau :  Incontestablement, c’est d’abord une crise institutionnelle. Les institutions, qui sont faites pour permettre un échange fluide et continu entre les gouvernés et les gouvernants, sont aujourd’hui bloquées. Elles n’entendent plus ce qui se dit dans la société et la société ne les écoute plus. Cette situation politique peut être qualifiée d’autisme
institutionnel puisque les canaux institutionnels de communication entre les gouvernés et les gouvernants sont aujourd’hui bouchés.

Mais c’est aussi une crise sociale. On entend souvent dire qu’un conflit entre l’exécutif et le Parlement, ou entre le président de la République et le premier ministre, n’est pas si grave car il s’agirait « seulement » d’une crise institutionnelle. Ce n’est pas ma position. Cette crise institutionnelle est une crise sociale parce que les institutions sont, dans la conjoncture actuelle, ce qui fait tenir debout les sociétés. Sans institutions, les sociétés ressembleraient aux montres molles de Salvador Dali. Si les institutions sont en crise, c’est qu’il y a une crise du lien social. Les institutions ne sont qu’une mise en abyme de l’ordre social.

M : On a aussi beaucoup entendu le vocabulaire de la « crise de régime ». Vous paraît-il pertinent ? 

DR : Oui, il y a une crise de régime, qui se situe elle-même à l’intérieur de la crise socio-institutionnelle dont je viens de parler. La crise de régime renvoie à cette figure constitutionnelle française qui fait coexister deux institutions élues au suffrage universel, le président de la République, et l’Assemblée nationale. Et les circonstances politiques ont conduit à faire du président un capitaine dans une structure qui reste parlementaire. Or il y a une incompatibilité entre président actif et régime parlementaire. Au Portugal, en Autriche, le président est élu mais il n’est pas le capitaine ; le capitaine, c’est le premier ministre.

On ne découvre pas aujourd’hui cette incompatibilité, mais jusqu’à présent, on a mis des rustines sur la Constitution de 1958, comme la réduction du mandat de 7 à 5 ans et des élections législatives calées juste après la présidentielle. Mais, souvent, une rustine n’empêche pas la chambre à air de fuir ailleurs. C’est la situation aujourd’hui. Il faut changer ce régime constitutionnel qui conduit à une impuissance politique, du parlement à qui on demande de se taire, de l’Élysée qui n’a plus la majorité de sa politique.

La Constitution actuelle fonctionne comme un bouclier pour les gouvernants, elle protège le président de la République et le premier ministre des « secousses de l’opinion », comme disent les journalistes. Mais une Constitution doit être d’abord un bouclier qui protège les citoyens contre le risque d’arbitraire des gouvernants ! On a inversé la fonction d’une Constitution qui est de garantir au peuple que ceux qui exercent le pouvoir en son nom respecteront ses volontés.

M : Pourquoi cette crise éclate-t-elle maintenant ?

DR : Parce que les rustines n’ont fait que déplacer le problème et que cela devient impossible de résoudre le blocage qui se crée de manière répétitive entre l’Assemblée nationale et l’exécutif par de simples rafistolages. Depuis la réforme du quinquennat et l’inversion du calendrier électoral, en 2002, tous les quinquennats – ceux de Chirac, Sarkozy ou Hollande – ont connu des difficultés de fonctionnement liées à l’impossibilité de définir le véritable responsable politique.
Chirac s’est heurté à Sarkozy, Sarkozy s’est heurté à Fillon et Copé, Hollande se heurte aux frondeurs. Le problème n’est donc pas politique, c’est un problème structurel, lié à ce que nos institutions ne sont pas solides, mais rigides. Or, entre le chêne et le roseau, on sait celui qui s’en sort en cas de tempête. À l’heure actuelle, nos institutions corsètent la société, qui ne peut s’exprimer au Parlement, et cela déborde.

M : À vous entendre, le problème serait donc moins le présidentialisme, que la dyarchie du pouvoir légitime ?

DR : Absolument. Le problème depuis 1958, malgré ce qu’en disait de Gaulle, est qu’il y a une dyarchie qui finit toujours par entraîner des blocages entre le premier ministre et le président de la République, indépendamment de la volonté des hommes et des couleurs politiques. De Gaulle et Pompidou, Pompidou et Chaban, Giscard et Chirac, Mitterrand et Rocard… Il y a un défaut de fabrication politique qu’on a voulu dissimuler sous le tapis, mais aujourd’hui, la poussière est devenue un tas qui a troué le tapis constitutionnel.

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Un autre élément très important de cette crise de régime est que ceux qui nous gouvernent sont enfermés dans ce que j’appelle une « pensée d’État ». Ce sont des énarques très compétents, mais formatés à penser les choses de la société à partir d’un a priori sur ce qu’est l’intérêt général. Ils estiment que les citoyens sont incompétents pour définir ce qu’est l’intérêt général de la société et jugent donc normal de définir eux-mêmes ce qu’il est. C’est une pensée tragique pour la France qui a aujourd’hui besoin d’une « pensée de la société. »

Les « gens » sont capables, si on les laisse s’exprimer et délibérer, de produire des règles, de trouver l’intérêt général. Ce ne sera sans doute pas le même que celui produit par la promotion Voltaire, mais ce sera à hauteur des expériences vécues par les gens. La démocratie n’est pas une question d’arithmétique, mais une question d’expériences de vie. Or notre société raisonne à partir d’une pensée d’État abstraite, au moment où elle a besoin d’une pensée des expériences.
Dans les dernières années, toutes les questions importantes ont été sorties non par des députés, mais par les lanceurs d’alerte. La société est capable de mettre sur la place publique non seulement les questions qui font problème, comme la santé, l’alimentation, le logement, mais elle est aussi capable de produire des réponses, d’imaginer des règles nouvelles pour l’intérêt général.

M : Pensez-vous que l’écriture d’une nouvelle Constitution pourrait résoudre les dysfonctionnements à répétition de la politique française ?

DR :Oui, mais à condition que ce soit une vraie réécriture, et non une écriture qui vise à distribuer autrement le pouvoir entre ceux qui l’ont déjà. Elle devrait faire accéder à l’exercice du pouvoir ceux qui en sont à la marge ou en sont exclus.

Cela veut d’abord dire qu’il faut créer une nouvelle assemblée où s’expriment les expériences de vie concrètes. La question prioritaire ne me semble pas être de donner plus de pouvoir à l’Assemblée nationale, mais de permettre à ce que De Gaulle appelait les « forces vives » de disposer d’une assemblée pour représenter les citoyens concrets, dans leurs activités professionnelles, associatives ou de consommateurs. Ce que n’est absolument pas le Conseil économique, social et environnemental aujourd’hui. Il faudrait donc le remplacer par une vraie Assemblée sociale.
Aujourd’hui, l’Assemblée nationale représente le citoyen abstrait et il faut une autre assemblée pour représenter les citoyens concrets, c’est-à-dire situés dans leurs activités professionnelles et sociales. Et il faut bien sûr reconnaître à cette assemblée un pouvoir délibératif et non seulement consultatif. Dans nos sociétés complexes, la volonté générale doit être connectée avec ce que vivent quotidiennement les gens, dans leurs métiers ou leurs activités sociales de parents d’élèves, de consommateurs… Or notre régime actuel repose sur une conception unidimensionnelle du citoyen, à savoir l’électeur. Le citoyen est pourtant pluriel et les autres figures du citoyen doivent s’exprimer dans une assemblée pour exister.

Souvenez-vous du raisonnement de l’abbé Siéyès « Qu’est-ce que le Tiers-État ? Tout. Qu’a-t-il été jusqu’à présent dans l’ordre politique? Rien. Que demande-t-il? À être quelque chose.» Il a fallu que le Tiers-État se dote d’une assemblée pour pouvoir participer à la volonté générale. Il faut aujourd’hui un processus similaire pour ce citoyen «social», qui doit disposer d’une nouvelle assemblée, l’assemblée sociale, pour pouvoir exprimer la manière dont il vit, travaille ou consomme.
Cela modifiera les thèmes sur lesquels légiférer et la manière de le faire. Regardez par exemple la question du fait religieux et du voile en entreprise. L’Assemblée nationale juge qu’il faut une loi parce qu’elle est prise dans des préoccupations électoralistes, mais le Conseil économique et social a jugé qu’il fallait laisser les acteurs sociaux régler les problèmes sans en passer par la loi, car ils ont une bien meilleure vision des enjeux, des difficultés et des manières de les résoudre.
Le deuxième élément fondamental, si on rédigeait une Constitution, serait la suppression du Conseil d’État, qui se définit parfois lui-même comme étant l’âme de l’État. Or, aujourd’hui, ce dont notre société a besoin, c’est précisément de rompre avec cette conception bonapartiste et étatique d’un lieu sacré où se fabriquerait l’intérêt général, pour laisser vivre les institutions de la société qui, par la délibération, l’échange d’arguments, la vivacité de l’espace public, peuvent produire cet intérêt général renouvelé.

Supprimer le Conseil d’État signifierait concrètement que le contentieux administratif serait transféré à la cour de cassation, à l’intérieur de laquelle on créerait une chambre administrative. Et la fonction consultative, exercée actuellement par le Conseil d’État, serait transférée au ministère de la Loi, qui devrait remplacer le ministère de la Justice.
En effet, les caractéristiques de la justice ne sont pas compatibles avec sa participation à un gouvernement, car la justice doit être impartiale, objective et neutre, or un gouvernement est partial, et c’est normal. Je propose donc de sortir la justice du gouvernement et de remettre la formation, la nomination et la discipline des magistrats à une autorité constitutionnelle indépendante. Le ministère de la justice pourrait alors devenir un ministère de la Loi, chargé de vérifier que les projets de loi de ses collègues sont écrits dans une rédaction juridique cohérente, notamment avec les textes européens.

Le Conseil d’État est une institution respectable, mais qui exprime un moment situé de l’histoire politique de la France, celui où la France avait besoin de l’État pour se construire. Aujourd’hui, la France a besoin de la société civile pour continuer son histoire. La suppression du Conseil d’État permettrait de débloquer les énergies de la société et de faire émerger une diversité sociale des gouvernants. Le problème n’est pas de critiquer l’élite. Toute société a besoin d’une élite. Le problème de la France est d’avoir une élite mono-formatée. Dans les autres pays, il y a une élite, mais elle est diversifiée dans sa formation et ses origines. Cette élite mono-formatée a servi à faire la France d’hier ; la France du XXIe siècle se fera par une élite pluri-formatée.

M : Vous avez écrit que la Constitution était le « miroir magique » de la société. Mais espérer résoudre une crise sociale en écrivant une meilleure Constitution ne relève-t-il pas aussi d’une forme de « pensée magique », ou du moins d’illusion ?

DR : On peut évidemment dire que c’est parce que je suis juriste que j’ai écrit ça. Mais je suis persuadé que dans nos sociétés post-métaphysiques, où il n’y a pas un lieu extérieur et supérieur à l’Homme pour dire ce qui est bien et ce qui est mal, où il n’y a plus Dieu, plus la Nature, plus la Classe ouvrière, où il n’y a plus un principe transcendantal donnant aux hommes la garantie que c’est comme cela qu’il faut faire, ce qu’il reste à l’Homme pour faire lien, c’est le droit, c’est-à-dire la discussion entre les hommes. Comme le disait Sartre, nous sommes désormais condamnés à être libres, à déterminer nous-mêmes par la discussion les règles de notre vie commune. C’est pour cela que le droit a un rôle déterminant à jouer dans la refondation démocratique, même s’il n’est bien évidemment pas le seul.

En ce sens, le droit possède un aspect magique, car lorsque le droit dit : « les hommes et les femmes sont égaux », cela oblige les hommes et les femmes à se voir comme des êtres égaux. Regardez la lutte qui s’est produite, en Tunisie, pour inscrire cette égalité dans la Constitution et ne pas accepter de parler seulement de « complémentarité » entre les hommes et les femmes. La Constitution possède un aspect performatif qui conduit les hommes et les femmes à se conduire comme la Constitution le dit.

M : Le sentiment actuel de débâcle politique vient aussi de l’écart entre la posture autoritaire, voire autiste, des têtes de l’État et du sentiment de leur impuissance réelle. Cette impuissance, qui est aussi liée à des phénomènes de globalisation, à des grandes évolutions sociales et sociétales ou à des mutations aussi bien économiques qu’anthropologiques pourra-t-elle vraiment être combattue ou compensée par un meilleur fonctionnement institutionnel ?

DR : Je crois justement que ce que je vous dis là implique un profond changement de paradigme. Affirmer le basculement d’une pensée d’État à une pensée de la société ouvre notamment sur la société-monde, l’espace-monde et une Constitution-monde. Si on reste dans le cadre des États, on demeure avec des souverainetés qui s’opposent, alors qu’aujourd’hui, on voit apparaître des intérêts communs mondiaux, autour de l’eau, de la santé, de l’alimentation, du climat, qui ne sont pas des problèmes allemands, français, colombiens ou japonais, mais des questions mondiales. Le fait que les sociétés soient confrontées partout aux mêmes problèmes engendre une société civile mondiale qui trouvera un jour sa Constitution. Les souverainetés étatiques ne peuvent bloquer sur le long terme les connexions des sociétés civiles.

Il existe déjà des éléments de cette Constitution mondiale avec la Cour pénale internationale ou les revendications pour un tribunal international du commerce, ou une Cour constitutionnelle internationale. On a déjà compris qu’un certain nombre de questions, tels les crimes contre l’humanité, ne pouvaient plus être jugées à l’intérieur d’un État. Ce sera pareil pour les questions écologiques ou économiques. Dans cet embryon de Constitution mondiale et de refondation démocratique dont les sociétés du monde ont besoin, c’est bien le droit qui est en première ligne, même si, bien sûr, la culture, l’art ou l’économie participent aussi de ce mouvement. »

©Joseph Confavreux – MEDIAPART

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