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temps marranes

Méditation sur séparation et sexe comme possibilité de penser

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Paule Pérez est philosophe et psychanalyste ; elle apporte ici son point de vue sur l’actualité et le traitement de l’information. Tant il est vrai que les « nouvelles » ne le sont pas pas toujours. Répétitions, refoulements, retournements, formations de l’Inconscient, transmissions inattendues, dénis y abondent, autant que distorsions, surdités, aveuglements ou étourderies. Parfois il suffit de modifier à peine l’angle de vue ou de s’attacher à un mot plutôt qu’à un autre, pour que le champ s’élargisse, s’approfondisse… 
Autant de petites différences, qui nous éclairent autrement.

Depuis le moment freudien, on ne peut plus éluder la question de l’injonction sociale et de l’interdit, séculaires dans les affaires qui touchent à la sexualité, au désir et à son expression. Cependant, la visibilité contemporaine des personnes dénonçant, via les gender studies, la division traditionnelle, voire fonctionnelle des sexes, issue du phallocentrisme, ou encore la revendication de celles qui prônent une performativité alternative dans la pluralité sexuelle, via les mouvements « queers », nous placent, décidément, devant de l’irrécusable et du réel.

Comme le rappelle Noëlle Combet [1] : « Judith Butler a bien fait la différence dans Trouble dans le genre, lorsqu’elle veut montrer que les signes culturels sont performatifs puisqu’ils nous imposent les normes sexuelles essentiellement à l’aide d’une sélection et de répétitions constantes de signes empruntés au champ sémiotique. »… « Le sexe est posé comme une donnée biologique tandis que le genre ressortirait au champ culturel. »… « Dans cette dualité sexe-genre, le sexe lui aussi serait un objet relevant des normes socio-historiques que révèle tout particulièrement la réflexion sémiotique. »

Par-delà la banalisation contemporaine de l’homosexualité, les conduites intermédiaires et hybrides multiples, inouïes, viennent désormais requérir de nous une élasticité empathique. Certes. Mais surtout, me semble-t-il, une flexibilité conceptuelle. Et ce, en-deçà des registres psychologique, social, esthétique, moral et politique : immanquablement le caractère pluriel, voire inouï, de ces conduites, suscite dans son sillage un saisissement – ce que Noëlle Combet appelle une « expropriation ». Ce caractère bouleversant incite tout autant, me semble-t-il, à une élaboration logique, tant il interpelle notre capacité à penser. C’est ce que à quoi je m’essaie ici.

D’abord, j’ai tenté d’argumenter qu’on peut certes accepter le flou et la possibilité de contradiction et de brouillages entre genre et sexe chez le même individu (se percevoir comme « femme née dans un corps d’homme », ou la réciproque, pour ne prendre que la figure inaugurale du mouvement critique), et même que ces brouillages puissent être affirmés comme possibles, plausibles et acceptables, à la fois sur le plan psychique-mental et sur le plan social-politique. En effet cela n’est pas irrecevable.

Mais il y faut une condition préalable. Il s’agit d’effectuer et de repérer deux mouvements de l’esprit : d’une part, celui de la distinction en elle-même, dans l’abstrait. D’autre part, celui de la distinction dans le genre, soit : masculin vs féminin. Car pour pouvoir penser qu’on n’appartient pas au genre de son sexe, encore faut-il avoir pensé la différence des genres. Ceci rend, dès lors, inévitable, l’entreprise d’éclaircissement terminologique du sexe relativement au genre. Premier mouvement de mon travail qui pourrait sembler, à un lecteur pressé, quelque peu critique à l’égard des tenants des gender studies ou du queer.

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Mais dans un second mouvement, j’essaie de dégager en quoi ce développement s’avère porteur d’éléments permettant aux tenants des études sur le genre d’aller encore plus loin dans leur propre direction. Et ce sous deux modalités :

– D’une part, au sens où je généralise l’idée que l’opération de la différence, distinction, séparation, peut se poser comme prémisse nécessaire à la genèse de l’esprit et fondamentale (voire nécessaire) pour la possibilité de la pensée. Et que justement, dans les distinctions élémentaires chez le petit enfant, celle du genre est fondatrice, par le fait qu’ayant perçu très tôt la distinction entre lui et pas-lui, mais que concomitamment il perçoit entre ce qui est comme lui et ce qui est pas-comme-lui. L’enfant opère le lien avec ce qui est comme lui et la distinction de ce qui n’est pas comme lui. La distinction des genres en tant qu’elle est inscrite dans le langage [2], dans lequel baigne l’enfant, ne précède-t-elle pas, en effet, la distinction des sexes, qui se produira lors de la vision effective par l’enfant de la différence anatomique [3] ? Il s’agit donc de poser ceci : si, la forme élémentaire du « penser » consiste à la fois à lier et à distinguer, séparer, discerner, alors la distinction fondamentale par l’enfant, entre identité et altérité, infère ou équivaut à sa découverte de la différence des genres, qui est première, puis à celle des sexes, qui est seconde. Hypothèse qui me conduit à me référer à l’étymologie du mot sexe, qui, bien davantage que la désignation anatomique, organique ou fonctionnelle, indique la notion de coupure, comme dans sexion, section [4]. Soit coupure ou sexuation de l’humanité en deux genres, et accessoirement par le sexe anatomo-physiolologique, qui en est réduit à une sorte de métonymie du genre.

– De ce fait il m’est permis de poser que le genre n’est pas seulement une « catégorie » sociale ou culturelle, argument majeur des gender studies, mais qu’il est bien une catégorie de l’esprit, un référent anthropologique permettant de penser la différence, opérant universellement. Et cependant, ce référent a été longtemps impensé comme tel. On peut pour cela l’instituer comme un refoulé, voire comme un élément forclos de l’histoire de la pensée.

Enfin j’essaie de dégager que si la distinction [5] est opération fondamentale, cela permet de supposer que la pensée adviendrait dans le duel ou le multiple, au milieu et à partir duquel elle a à se déployer, et non dans l’unité bien identifiée, délimitée.

Ainsi, par extension, contrevenant à l’ordination des nombres, on serait fondé à dire que le 2 précèderait le 1 dans la formation de la pensée, comme le 1 a bel et bien, historiquement, précédé le 0.

Et aussi que la dualité n’en finit pas d’être à questionner, en ce qu’elle peut « se développer ». En cela, aller vers le trois, le ternaire, le triangulaire, ou encore, dans le cas où la dualité se pose comme polarisation, aller vers la spectralité qui figurerait une infinité de possibles tiers entre les deux pôles opposés.

Mes réticences initiales, puis ma propension au « pourquoi pas ? » et enfin mon vif désir de comprendre ce qui, ici, constitue un tournant important sur quelque chose ayant partie liée avec la « condition humaine » et une manière de questionner les mouvances de l’esprit – m’ont amenée à ce qui a pris la forme de cette méditation.

Une séparation primordiale : la Genèse comme possibilité de l’idée de distinction

L’opération de distinction, séparation ou discernement, peut en effet être supposée comme événement ou avènement interne au fondement du « penser », comme un effet induit ou une figuration abstraite, analogue, équivalente, voire spéculaire à celle de la découverte de la non-fusion avec la mère (ou de qui en tient lieu), de la distance entre soi et l’autre. Elle en serait aussi comme « l’empreinte » au sens où une trace dessine en creux les contours et le souvenir d’une forme, ou bien encore comme une « révélation », au sens photographique.

La métaphore primordiale de la séparation- distinction, que je convoque ici comme étai à mon propos, je l’emprunte à la Genèse. Je considère axiomatiquement ce livre comme récit d’une conception sur la création d’univers. Mais aussi comme une description première faisant trace, frappe, qui est au fond un trait commun à ce qu’on appelle les textes fondateurs [6]. De sorte que certains pourraient y voir, comme en une embryogénèse poétique, se former l’esprit ou sa figuration, dans un récit à fonction phylogénétique de la pensée : narration où l’on verrait la pensée se constituer en tant que telle au prix et au terme d’un certain nombre d’opérations.

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Pourquoi serait-il impossible de poser le phénomène voire l’épiphanie du « penser » (quoi, comment, par quoi ?), dans l’expérience subjective, aussi bien du côté du principe de l’identité et sa non-contradiction avec le tiers-exclu, que de celui de la manifestation de la distinction. Dans un tel cas, celle-ci ne pouvant s’envisager autrement que dans une opération de passage, ne saurait se concevoir sans « intentionnalité », induisant la notion du sens (quoi, quel sens, pour quoi ?). Sous cette optique, les registres ontologiques, logiques, autant que psychologiques, s’entrelacent. Dans la perspective de la division qu’implique par ailleurs le fait que soit apparue « la question » – i.e. que l’homme se soit mis à questionner et à se questionner – l’esprit deviendrait quelque chose qui chercherait à « se comprendre » lui-même, mais forcément et de ce fait même, ne le pouvant pas en totalité.

On lit : « Au commencement Dieu avait créé le ciel et la terre. Or la terre n’était que solitude et chaos ; des ténèbres couvraient la face de l’abîme et le souffle de Dieu planait sur la face des eaux ». La Création se présente au commencement, comme un ensemble formé de matériel et d’immatériel, avec deux éléments, ciel (immatériel) et terre (matériel) et deux éléments désignés par des qualificatifs ou des attributs indéterminés, indéfinis, immatériels, caractérisant la terre (matériel), qui n’était « que solitude et chaos », traduits de tohu-bohu, qu’on a pu envisager aussi comme « vide » et « vague ». Il est question d’un « abîme » obscur (couvert de ténèbres, encore un élément immatériel), soit un creux, gouffre profond mais aussi diviseur (comme on dit qu’il y a un abîme entre tel et tel) et l’unique élément (principe ?) nommable est lui-même diffus c’est le « souffle » divin [qui] « planait sur la surface des eaux » dans lequel certains commentateurs ont voulu voir la notion d’énergie ou encore d’information.

L’abîme est-il un « il y a » un « yesch », ou un « ayin [7] » néant, rien, « trou noir », vide ? Le « souffle » suscite la même question : est-il un « il y a », un « vide » ou un « néant » ? Ne pourrait-on dire d’ailleurs : l’un ou l’autre de l’un et de l’autre, soit l’abîme comme quelque chose et le souffle comme vide, ou l’inverse, selon qu’on leur affecterait des attributs ou des potentialités ?
« Dieu dit : que la lumière soit; et la lumière fut ». L’autre élément énoncé est le phénomène d’apparition émanation ou création de la lumière. Il s’ensuit, et sur ce point je voudrais insister, une séparation fondatrice associée à une nomination explicite. « Dieu considéra que la lumière était bonne, et il établit une distinction entre la lumière et les ténèbres. Dieu appela [8] la lumière jour, et les ténèbres, il les appela nuit ». Ce qui tient de la surprise est que la notion d’unité identifiable y est postérieure à la notion de séparation et d’individuation, qui, impliquant séparation « entre », fait signe que le donné (les data) se compose de plusieurs éléments. Avec des mots d’aujourd’hui, on dirait qu’il est « déjà complexe ».

« Il fut soir, il fut matin, – un jour. » Ce que certains ont traduit : « jour un. » La numération-énumération (conception apparition du nombre et de la suite des nombres, le 1 pris au sens ordinal et cardinal) et la notion de début, donc de temps pris à la fois dans sa fonction de date et de potentiel de durée, si elles sont concomitantes, interviennent après, elles sont, aussi, postérieures à la nomination.

Puis advient une suite de séparations. « Dieu dit : ‘Qu’un espace s’étende au milieu des eaux, et forme une barrière entre les unes et les autres’. Dieu fit l’espace, opéra une séparation entre les eaux qui sont au-dessous et les eaux qui sont au-dessus, et cela demeura ainsi. Dieu nomma cet espace-là le ciel. Le soir se fit, le matin se fit – second jour ». Séparer divers aspects de la matière, eaux, terre, eaux, ciel (celui-ci est l’air, mentionnons en passant cette opération « physique » de transformation du liquide, c’est dire déjà peut-être son évaporation) séparer le bas du haut, comme précédemment la lumière de la ténèbre, quoi de plus fondamental pour former la capacité à penser, avant même de pouvoir conceptualiser.

Et c’est après la suite des séparations tant commentées de la Genèse, que vient la notion du « un ».

Le genre précède le sexe, nécessité d’un principe séparateur pour penser

Ainsi par exemple, là où la Logique aristotélicienne installe sa fondation par le principe d’identité, la Genèse pose comme principe celui de séparation (entre du duel, ou du multiple ou du divers) et de distinction. Ce que je souhaite exposer ici est une interrogation qui m’est récurrente : la dialectique précèderait-elle l’identité ? Ou : peut-on penser un moment pré-dialectique ? L’identité (et donc dans une certaine mesure l’individuation) se pose-t-elle à partir de ce qui n’est pas (dans l’absolu), ou à partir de ce qui n’est pas elle (dans le relatif, qui implique aussi au passage, d’élaborer la question massive de la négation), ou encore d’un ensemble indifférencié d’où elle émergerait ? Peut-on continuer à dire qu’elle constitue dans tous les cas le point de départ de toute pensée ?

Ceci qui par incidence me questionne également du côté de la Psychanalyse, sur la possible complexité du signifiant premier, « S1 » qui pourrait en français s’écrire « Essaim [9] » – qu’on peut lire dès lors aussi comme Ensemble (« est-ce un ») de signifiants – fondateur, refoulé proposé par Lacan, par la barre de division du Sujet, qui le coupe radicalement de ce quelque chose en assignant cela à demeurer au lieu de son inconscient…Cette barre inscrirait ainsi le dividu de l’individu.

Pour un enfant la formation de la notion de l’autre en tant qu’autre peut être première par exemple si on priorise le fil de lecture de l’expression « che vuoi ? », « qu’est-ce tu (me) veux ? » envisagé comme fondement paranoïde, avec sans doute de la haine primordiale. Mais pour un autre enfant est-il inenvisageable de considérer que la formation de l’autre en tant que d’un autre « genre », peut être première, dès lors qu’on prioriserait le fil de lecture du « il me faut » (cet autre), envisagé comme fondement hystéroïde, appuyé à un ressenti de manque, avec peut-être de l’amour comme primordial ? Ceci restera comme hypothèse mais aussi comme énigme. L’enfant fait l’expérience de l’autre quand son regard ne capte plus l’autre dans l’indistinction en tant qu’un simple prolongement de lui-même – et quand peu à peu il n’est plus dans la fusion (confusion). C’est ce qui fondera dans son développement les événements faisant la « coupure » nécessaire pour penser et devenir ou rester psychiquement opératoire.

Or, cela peut s’envisager par des expériences qu’il est permis de supposer de deux types, et ce aléatoirement, au cas par cas. J’explore en effet ceci : que le fait de voir qu’il y a un autre ou de l’autre, cela peut autant lui venir de manière asexuée que sexuée : par la distinction que sa mère n’est pas lui ou elle, mais aussi pour un garçon par l’expérience symbolique précoce que sa mère (ou telle femme) n’est pas « comme » lui, non pas dans une différence biologique ou anatomique, mais bien plutôt du fait qu’il entend des mots au masculin et au féminin, et pour la fille que son père (ou tel homme) n’est pas « comme » elle. De fait, « il y a » du masculin et « il y a » du féminin : le « genre » peut donc bien être envisagé comme la première opération de…« sexuation » chez l’enfant.

Le sexe est donc encore à ce stade, en tant qu’opérateur logique de séparation, équivalent du genre. Dans ce raisonnement, l’appréhension du genre précèderait bien la prise de conscience du sexe comme « organe » ou comme fait biologique, qui n’en serait que modalité incarnée dès lors que l’enfant aurait eu l’occasion de « voir l’anatomie » de l’autre sexe que le sien, expérience plus « aléatoire » dans l’histoire du petit sujet. Au sens le plus élémentaire de cette perception de la différence, le substantif « sexe » agit comme un opérateur séparateur de l’humanité entre genres masculin ou (c’est un « ou » exclusif, vs) féminin. Et justement rappelons encore qu’étymologiquement le sexe est « section », coupure. L’émergence de la notion de l’autre se formerait dans la double possibilité d’apparaître subjectivement de deux manières et pas seulement d’une seule : l’autre en tant que pas moi et l’autre en tant que pas comme moi (par le genre). Ce qui fait la « coupure » nécessaire effectuant la démonstration qu’il y a de l’autre : la section, ou sexion, sémantiquement envisagée, dans la stricte observance du principe linguistique que, de par leur « mémoire » dans une langue, « les mots n’oublient jamais leur trajet [10]».

En deçà ou au-delà du social : le genre comme catégorie refoulée de l’esprit

La sexuation, du genre ou de l’anatomie, de manière indifférenciée pour ce qui relève de l’énonciation, peut être considérée comme équivalent de l’événement avènement de l’autre, l’autre de l’un ou l’autre de l’autre, doublé de l’autre de soi en soi, c’est un opérateur séparateur « net », « coupant » [11]. Séparateur net comme le zéro l’est pour les nombres (positifs, négatifs) ou pour le chronos, instaurant la possibilité du « négatif », comme du « avant J.-C. », instaurant l’avènement de l’ère chrétienne comme le zéro de l’Histoire.

Par la distinction et la séparation il y a appréhension à la fois du couple zéro – un et du couple un – deux. Et c’est justement parce que la sexuation a cette fonction que les hybrides, les trans-, les hermaphrodites, dérangent ou sont dérangés. Car par un phénomène où la crête devient bord, ils brouillent la capacité de penser cette distinction et mettent en échec le discernement et la capacité de l’esprit à maintenir sa propre fonction à se com-prendre suffisamment tout au moins pour rester en fonction. Le principe séparateur est indispensable à l’acte même de penser à la fois comme appréciation (de la dualité en elle-même) et discernement (entre les termes)[12].

Il est donc permis de dire que c’est seulement après avoir posé quelque chose de cet ordre, qu’on peut déployer une théorie du genre comme catégorie sociale ou catégorie pour penser le social.

Plus audacieusement c’est là que je pose alors le genre comme une catégorie de l’esprit proprement dite, au même titre que « l’espace et le temps » le sont pour Kant ou « la personne » pour Marcel Mauss. C’est-à-dire, pas seulement comme une catégorie « sociale » (les hommes, les femmes, dans la collectivité) mais bien comme une catégorie de l’esprit pour penser -et pour parler. Au cours des siècles cette catégorie a fait l’objet d’une « neutralisation » à tous les sens du terme, par les auteurs. Le genre est bien l’absent de la Logique, le refoulé ou le forclos, et d’une manière générale, de l’histoire de la pensée.

Encore la question de frontière…

Il y aurait peut-être aussi une réflexion à conduire dans la comparaison entre la séparation de crête opérée par le « sexué » comme « sexion » (certes répétons-le tardivement anatomique mais surtout) logique pour penser, et le travail de la prière hébraïque de la havdala (séparation, distinction) quand celle-ci sépare par la parole, dans son énonciation par l’assemblé, qui fait symbole : il est dit et redit que le shabbat, jour sacré, est terminé et qu’on passe aux jours profanes, on verbalise la transition en disant ce texte, et cette ré-citation « performe » une frontière. Ce qui fait que la séparation comme coupure et ligne de crête, par les mots prononcés, devient ligne de bord : c’est dans cette justement « bande passante » à la fois nécessairement séparatrice et étendue qu’on se trouve aujourd’hui pour penser les notions de « frontières ».

Mais frontière n’est pas non-lieu, et pour revenir par un autre chemin à la neutralisation évoquée plus haut je ne suis pas convaincue de la pertinence de l’idée présentée comme émergente, consistant à « neutraliser » des mots, notamment pour parler de « parents », de manière indifférenciée. Ce serait mal juger de la capacité qu’aurait l’inconscient (dès l’enfance) à affecter (même paradoxalement) des rôles à chacun, jusques et y compris dans les couples apparemment les plus traditionnels, et la clinique montre à quel point le sujet se fait l’auteur de formations surprenantes, leur apparente dé-raison rendant justement compte d’une (autre) rationalité pour les psychanalystes qui voudraient y prêter attention.

« Hystoricisation » sans discipline de la question du sexe ?

Je ne suis pas davantage convaincue de la réduction de la « sexualité » à son historicisation. Certes, on n’avait pas de théorie formalisée aux temps antiques, ce qui a pu faire dire à certains que la « question de l’homosexualité » n’existait pas. Mais cela n’induit pas nécessairement pour autant qu’une méta-doxa sur le sexuel n’existait alors pas. Si les représentations précèdent les théories ou les rationalisations (une théorie n’est-elle pas liée à un imaginaire ?), celles-ci ne s’en trouvent pas forcément exprimées ou traduites dans le discours et les productions d’un temps. Il s’en faut. L’absence d’une doxa peut également être l’indice d’une représentation sous-jacente voire insue, pas encore conscientisée. Pointer l’absence d’une doxa peut être un honorable travail d’historien mais peut également être une entreprise de récupération anachronique à l’envers.

En d’autres termes, dire que l’Antiquité n’avait pas de « politique » ou de théorie sexuelle peut aussi bien nous rappeler que le bannissement de l’homosexualité est venu après la christianisation, mais aussi que tout simplement il n’y avait pas de discipline constituée pour se pencher sur la question. Et cela éclaire peut-être d’un autre jour, sans l’atténuer en aucun cas, comme je l’avais annoncé au début de ce travail, la position de ceux qui étudient l’approche sémiologique du genre dans le discours de la Science et du Social, les genderation, social and cultural studies…
Si, à titre d’exemple, certains entendent mettre l’accent sur le fait que la théorie de Sigmund Freud n’a pu émerger que dans la Vienne bourgeoise et capitaliste (ce qui n’est pas une révélation), il n’empêche que Freud a « capté » quelque chose de fondamental et d’intemporel, à savoir, en creux de la théorie du refoulement, la corrélation dans le développement de l’enfant du sexuel et de possibilité de la pensée. Voire, de leur indéfectible nouage, dès lors que l’enfant découvre qu’il y a deux sexes, mais surtout qu’il découvre qu’il y a deux genres, c’est-à-dire un autre que le sien : un « pascomme » qui ferait qu’il n’est « pastout » – ou bien plus dramatiquement un « pascomme » qui viendrait de ce qu’il a dû dans un renoncement peut-être tragique, admettre et entériner qu’il sera pour toujours « pastout ».

Effets induits d’une dialectique hypermoderne, Ternaire, trait- d’union, spectralité, etc.

Est d’autant plus importante la capacité d’opérer la coupure, que le sujet évolue dans l’écheveau des ambivalences, en cette tension où se manifeste aléatoirement l’autre en soi, avec ces effets curieusement « spéculaires » qui font que nos « images » font l’objet de bougés et d’anamorphoses, dans ce qu’il est convenu d’appeler la modernité. Et ce dans toutes ses modalités, qu’il s’agisse de ses composantes hyper-technologiques, de ses drames migratoires et des multiples formes de ses exils.

La dialectique entraîne les figures de la contradiction et du dialogue, qu’on l’envisage en logique, psychanalyse, topologie, économie, politique…et autres registres, domaines ou disciplines de nos activités et productions. Elles s’effectueront diversement : négation, opposition, division, superposition, glissement, paradoxe, nouage, disjonction, conjonction, ambiguïté, dualité, chimères, ambivalence, retournements, etc. Chacune de ces modalités a été ici ou là étudiée pour elle-même, leur élaboration évolue souvent vers une résolution dans l’option ternaire, notamment par l’invite d’un élément triangulateur, comme un apport salutaire de tiers en tant que législateur ou arbitre. Mais pas toujours. Cela nous amène à poursuivre le travail sur les figures de la dualité.

Avant de conclure, je voudrais souligner que ces figures duelles retiennent particulièrement mon attention lorsqu’elles s’écrivent par une expression portant en son centre un « trait-d’union » Ce signe typographique « dia-bolique » tant il distingue en réunissant, indique justement l’union-désunion. Quelques expressions peuvent illustrer ce propos : judéo-chrétien, freudo-lacanien, marxiste-léniniste… Autant de formulations doubles qui expriment à la fois le lien « historique » ou « logique » indissoluble et une contrariété irréductible ! La question se dramatise face à deux termes reliés par un trait d’union, lorsqu’ils désignent des éléments issus d’un même point de départ, qui ont divergé au point d’en devenir contraires ou ennemis. A partir d’une même source, les deux termes présentent irrévocablement des éléments communs et des distinctions radicales. Il s’agit ici d’une forme particulière et spécifique du travail de négation dont les implications restent peut-être à explorer.

Solubilité ou insolubilité de la dualité ? Qu’on songe, aussi, à la possibilité de polarisation. Donc l’idée de deux pôles, avec entre les deux un spectre de positions (les fameuses « nuances de gris » du langage populaire entre le blanc et le noir). Et ceci constitue une étendue spectrale entre les pôles. Ce qui dans une construction dialectique, pourrait fonder un ternaire comme un tiers intersticiel ou introjecté. Un arbitre ou une loi au-dedans…N’est-ce pas une certaine façon de voir et de vivre l’expérience marrane ? Et cependant, pour pouvoir se donner la spectralité comme une ligne de fuite parmi d’autres, encore nous a-t-il fallu en passer par la sexion et la perspective du sexe et du genre, comme un autre des fondamentaux de la pensée pour ne pas verser dans la confusion. Tant la nuance, la diversité, l’indistinct ou le flou, se déploient mieux dans leur richesse quand ils nous ont au préalable fait faire un tour du côté de la distinction. P. P.

Paule Pérez, Philosophe, Psychanalyste 
©temps-marranes.info

[1] – www.temps-marranes.info, n°5
[2] – Sont-elles nombreuses, les langues où n’existe pas le couple masculin-féminin ?
[3] – découverte généralement ultérieure et chronologiquement aléatoire selon les enfants.
[4] – ou : secte.
[5] – Encore une fois, comme le lien, mais dans ce présent travail j’ai placé l’accent sur la distinction.
[6] – A l’heure de la mondialisation, j’invite les spécialistes des pensées non occidentales à nous communiquer comment cela s’énonce dans leurs creusets de pensée respectifs.
[7] – Ce mot hébreu signifie aussi œil et source (cf un « regard » au sens architectural).
[8] – C’est moi qui souligne. C’est par la parole que la création (de la lumière et du reste) est rendue effective.
[9] – L’essaim est un ensemble d’individus qui se groupent pour se séparer s’assemble pour se séparer et aller fonder ailleurs une nouvelle colonie.
[10] – Cf. les travaux de Michel Bakhtine.
[11] – N’est-ce pas dans cette période d’ailleurs que l’enfant commence à se mettre en mesure de découvrir les distinctions ou « sexuations » les plus élémentaires : dedans dehors, oui non, là pas là, silence bruit, froid chaud, précisions que nous pourrons demander aux spécialistes de corroborer).
[12] – Dans ce cas alors, la notion de manque est voisine. Lorsque Platon évoque le mythe où chacun erre douloureusement à la recherche de sa moitié de l’autre sexe pour reformer l’unité androgyne, on peut en voir la marque ou la métaphore.

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