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Europe

Europe: L’inquiétude marrane dans la formation de l’Europe moderne

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Quelle société peut prospérer en faisant uniquement circuler les signes qui la traversent ? Toute circulation tend à dissoudre les représentations, donc le sens, non ?
Quelle société peut prospérer de la conservation systématique des signes qui la traversent ? Toute conservation tend à fossiliser les représentations, donc le sens, non ?

Aujourd’hui, les héritages – ceux qui sont portés par les véhicules de la modernité : la parole, l’art, l’écriture, la mesure – sont plutôt malmenés en Occident… Un Occident en constante expansion physique et psychique. Dans le même temps, d’autres héritages sont peut-être insuffisamment bousculés ailleurs, « des ailleurs » qui se sentent laissés pour compte, soit impuissants, soit menaçants. Dans un cas comme dans l’autre, l’instrumentalisation du temps est relativement excessive : elle conduit, dans le premier cas, à détruire les signes sans assurer leur renouvellement et, dans le second cas, à les sacraliser et à interdire de fait leur renouvellement. La plupart des sociétés humaines contemporaines vivent, en effet, sous l’empire d’une sorte de déni de l’excès que charrie l’une de ces deux formes d’instrumentalisation du temps : ici, le déficit de sens et de questions communes ; là, l’excès de sens et de questions communes ; un déni de l’excès et un déni de sa conséquence principale : cette fracture dangereuse entre l’Occident et « ses ailleurs », fracture psychique et politique au moins.

On parle ici de « temps long » bien sûr et, lorsqu’on pointe « l’histoire du temps long », on pense à Fernand Braudel ! Pour ma part, lorsque je m’attache à « l’histoire du temps long de l’Europe », c’est auprès de Jean-Baptiste Duroselle que je cherche l’inspiration. Duroselle racontait l’Europe, l’histoire de ses peuples, et il fit comprendre que l’une des caractéristiques majeures de l’Europe fut qu’entre Dieu et César, aucun des deux n’a vaincu l’autre, que l’Europe a globalement échappé au césaropapisme – en temps long ! – et que cette caractéristique-là s’est dessinée au cœur même de la lutte entre les papes et les empereurs, laquelle a duré du Xe au XIIIe siècles. L’Europe eut donc…et Dieu et César, lesquels se sont alors plutôt « neutralisés », laissant un formidable espace imaginal pour un « ni Dieu ni César ». Autrement dit, pour l’essentiel, cette bataille entre ces deux formes fondamentales de cultes n’ayant pas eu de vainqueur, la liberté de création – et la culture de la diversité qui l’a accompagnée – prirent une place.

Les communes en Europe, ces innombrables foyers de diversité que sont les communes, foyers de taille très variables, l’illustrent bien. Elles ont été les plus fécondes et résistantes garanties contre les bouffées de césaropapisme, contre Dieu ou contre César selon les cas et les moments. Elles ont contribué à produire, dans un apprentissage heureusement toujours conflictuel, « l’esprit public subsidiaire » et sa technologie politique associée, peut-être la plus fine et la plus efficace que les hommes aient jamais inventée pour faire vivre et la différence affirmative et l’intégration coopérative.

L’Europe moderne fut le fruit inventé de toutes ces dynamiques inter-agissantes. Alors, des empreintes, des postures, des accents, des traces marranes ?

Le sort réservé à ceux qui, entre le XIIIe et le XVe siècles, firent les frais des pratiques stigmatisantes recouvrant peu à peu l’ensemble de la presqu’île ibérique autorise peut-être à parler d’une « pré-condition marrane ». Il conviendrait d’interroger ces toutes premières manifestations répressives à propos de l’identité religieuse : pourraient-elles constituer l’une des premières lames de fond de la construction de l’Europe moderne, l’un de ses événements fondateurs, proto-historiques ?

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Et si « les premières et successives conditions marranes » d’entre le XVIe et la fin du XIXe siècles, sur fonds d’une Eglise césarisée (avec le paroxysme de l’Inquisition) et des monarchies de droit divin (avec leurs paroxysmes impériaux), devaient se comprendre comme des marqueurs importants d’une lente, longue et dense expérience-miroir de l’invention encore religieuse de… sortie de la religion ?

L’Europe, c’est le seul groupe humain qui ait conquis la Terre entière (à l’exception du Japon et de la plus grande partie de la Chine), qui ait donc massivement exporté ses violences politiques. Et pourtant, l’Europe des violences politiques, expéditionnaires ou non, a néanmoins laissé une place à « l’habeas corpus » et aux « droits de l’homme et du citoyen ». Elle est, en effet, le seul espace humain qui ait engendré deux révolutions des droits de l’homme, l’anglaise et la française, et inspiré une troisième, l’américaine, pour imposer son « goût de se gouverner soi-même ».

L’Europe, c’est un groupe humain qui a conquis le Ciel en l’ayant presque partout peuplé d’un Dieu unique pour le « gérer » schismatiquement ensuite, en attachant ses sujets à des postures identitaires rigides et mortifères. Et pourtant, L’Europe des violences religieuses a toutefois laissé une place à l’équivocité, ou encore au sentiment de pitié…

Or, la possibilité même de la liberté individuelle et collective, mais aussi l’équivocité ou encore la pitié, n’auraient pu émerger si Dieu l’avait emporté sur César ou César sur Dieu. Et si les « marranes » avaient été de trop obscurs vecteurs ou reflets d’une telle possibilité ? Et si, de plus, la rémanence de telles postures portait de nos jours encore un message cohérent ?

Et aujourd’hui, donc ?

Le marrane fut confronté à un défi permanent, celui de répondre à tout moment à une assignation à résidence identitaire puisque chacune des expressions possibles de cette assignation renvoyait à un assujettissement : ancien juif, nouveau-chrétien, futur juif ou futur faux-chrétien. Or, nous, Européens contemporains, ne sommes-nous pas aussi les héritiers tant de ces « inthées » de l’immanence que de ces athées et de ces agnostiques dont le rapport à la transcendance fut paradoxalement si fécond, contribuant à créer des foyers de cultures kaléidoscopiques sans cultualisation excessive ?

Cultures, contre-cultures marranes ? En dynamique générationnelle, pourrait-on parler de « contre-culturalisation » marrane ? Ou plutôt de séries d’antidotes culturelles aux « cultualisations » excessives du moment, comme autant de réponses clairement incertaines à la question de la vérité, tant de la vérité religieuse que politique… ? La profusion des situations et postures marranisantes possibles ne permet-elle pas de dresser une figure de repères serrés, tissant une trame d’une possible histoire universelle de l’Europe ?

Se mettre en danger, penser contre soi-même, aller à la vaccine ou à l’inoculation, affirmer le courage de l’hypothèse, prendre en charge la liberté de trahir les clercs, arracher au Ciel ses idées… : un esprit de création sous toutes ses facettes pour résister des siècles durant à la gravité de la Terre-heure par heure ?

En parcourant encore et encore l’espace d’Europe, les marranes ont peut-être curieusement donné de l’autorité… au temps, au temps de la modernité en Europe. Affirmer l’autorité du temps revient à dire, à l’instar de Myriam Revault d’Allonnes, que le temps n’autorise rien a priori s’il n’est pas le fruit d’une suite d’auteurs. Car, sans auteurs, pas de rupture et de lien temporels, pas d’autorité à la convention de la temporalité ! Voilà pourquoi dire le progrès, au fond, revient simplement à raconter le temps inventé par la marque des auteurs. Les marranes ont été des auteurs, forcément ! Ils ont servi l’autonomie de la personne (plus que du sujet ou de l’être ou de l’homme ou de l’individu). Ils ont donc servi la modernité européenne (1).

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Les choses se sont peut-être passées comme si le marrane était devenu peu à peu laboureur d’un terrain d’expression immanente, dessiné autour d’une tension qui s’est manifestée au cours des siècles dans une expérience quotidienne entre l’équivoque et son dépassement par l’ambivoque, entre équivocité et ambivocité, entre paroles égales que l’on annule et paroles doubles que l’on ajoute. Non ? Les paroles égales, en s’annulant, œuvrent et ouvrent à la modernité économique, à renforcer par l’échange et le commerce l’équivalent général qu’est la monnaie dont l’objet même est d’épuiser l’excès de sens. Les paroles doubles, en s’ajoutant, œuvrent et ouvrent à la modernité politique qui s’attaque au défaut de sens et construit l’appartenance et/ou la reliance complexes.

Or, nous, Européens contemporains, nous sommes les héritiers et de cette modernité économique et de cette modernité politique. Aussi, en Europe, ni le politique ni l’économique n’auraient dû l’emporter au XXe siècle ! Ni le culte du politique dans la première moitié du XXe, ni le culte de l’économique dans la seconde moitié du XXe n’auraient dû conduire à ces deux formes, très distinctes toutefois, de nihilisme où l’inquiétude marrane semble introuvable. Car l’inquiétude marrane aurait peut-être su faire vivre simultanément et la contradiction et son dépassement, mettre en culture complexe, pas en culte simpliste.

Et demain ?

Il s’agit ici moins de plaider pour un « philo-marranisme », qui pourrait bien s’effondrer dans sa propre empreinte narcissique, que pour l’émergence à vaste portée d’une « estime généalogique de soi ». L’illustration de parcours marranes modernes pourrait heureusement la révéler et l’entraîner. Cette estime-de-soi-là viendrait rendre leur humanité aux identités bancales des auteurs passés, de toutes sortes d’auteurs, de leurs chemins buissonnants, de leurs encore insondables jalons. Elle encouragerait les nouveaux auteurs à faire valoir une singularité de héros modernes, de ceux qui, comme le dit encore Myriam Revault d’Allonnes, « continuent de commencer ». Elle proposerait de nourrir d’hypothèses une question presqu’encore vierge, celle de la permanence vs variabilité des caractéristiques de l’inconscient individuel et collectif, bref : de l’historicité possible de l’inconscient. Elle servirait une mise en empathie réciproque – c’est-à-dire un respect mutuel actif et inventif pour que vive « l’autre de soi » – entre les sciences, les savoirs et les humanités, cadrant ainsi un projet européen de « sociétés de la connaissance et de la reconnaissance ».

Cette estime-de-soi-là pourrait donc être envisagée comme une nouvelle force psychique de création, force personnelle et de portée collective, source d’une ouverture fraternelle et renouvelable à autre chose qu’à soi-même.

Jean-Paul Karsenty, Economiste

Texte paru dans la Revue Temps marranes n°8
Avec nos remerciements à l’éditeur et à l’auteur

(1) Un mot à propos des « post-modernes » contemporains : ils « s’autorisent » certes aussi mais, s’ils se font auteurs, ils ne deviennent jamais que des individus, plutôt anti-humanistes-autogestionnaires. Et s’ils rejettent bien entendu « le dressage », ils ne revendiquent toutefois pas la transmission, tout juste « l’accès », rien de plus. Ils sont donc moins créateurs de temps que d’éternité.

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