Un autre facteur joue un rôle considérable dans cette mutation ; c’est celui de l’évolution des femmes. La sociologue précise : « Certaines font de leur indépendance le maître mot de leur existence aussi bien sur le plan affectif que professionnel, de sorte qu’elles recherchent des relations agréables sans que ces dernières s’inscrivent dans une dynamique de cohabitation contraignante. Le recours aux sites de rencontres leur semble rationnel puisqu’on peut présélectionner les profils et indiquer clairement ce que soi-même on attend d’une relation. »
Un troisième facteur est à prendre selon elle en considération : l’allongement de la durée des études. « Si on compare à ce qui avait cours avant les années 60, la majeure partie de la population masculine et féminine fait des études plus longues. On diffère de fait l’âge du mariage. Et entre temps, on entretient des relations plus ou moins durables. Ces dernières sont associées à une plus grande liberté dans le rapport à la sexualité, ce qui fait que les hommes comme les femmes se sentent plus à l’aise avec l’idée de relations pour le plaisir. Il ne s’agit pas nécessairement de rencontres d’un soir, même si elles existent, mais de relations non contraignantes dans lesquelles on ne se projette pas sur le long terme. Cela n’exclut pas pour autant que, dans certains cas, ces relations débouchent finalement sur la fondation d’une famille. Mais au début, aucun des deux partenaires n’avaient fait de tels projets. Il s’agissait pour eux d’une relation agréable mais temporaire. »
Tinder est ainsi le révélateur d’une mutation profonde : celle du modèle classique du couple constitué par la fusion de deux individualités, mues par un idéal d’amour romantique et monogame. Ce couple formant alors une seule entité, un seul projet de vie qui prend la forme du mariage et de la construction dans la durée d’un projet familial. Pour Nathalie Nadaud-Albertini, «Même si ce modèle demeure à la fois un idéal et la norme à partir de laquelle s’effectue la socialisation, il semble moins évident que pour les générations passées.
Ainsi Tinder traduirait une nouvelle norme d’ouverture sur les autres, une autre voie faite de choix et d’ajustements constant. Le modèle de Tinder est celui où plusieurs personnes se rencontrent simultanément et peuvent, au fil des affinités, choisir de nouer des liens, d’apprendre à ajuster les types de relations possibles. Ce modèle correspond à une réalité puisque non seulement l’application rencontre un public de plus en plus vaste mais qu’elle fait des émules dans d’autres domaines.
En effet, le vénérable magazine
Forbes a annoncé le 6 août dernier une alliance avec Tinder pour « faire matcher » les professionnels. L’application « Forbes Under 30 » est pour l’instant limitée à 2000 membres triés sur le volet, mais l’ambition est clairement exprimée : «
Notre application est un outil que nous avons développé afin de mieux connecter, responsabiliser et mobiliser cette communauté pour aider à changer le monde», explique Salah Zalamito, responsable des produits mobiles chez Forbes. Et Sean Rad, le Président de Tinder de renchérir : «
Tinder connecte des dizaines de millions de gens chaque jour et il est passionnant de voir notre technologie utilisée pour un réseau d'affaires». Relation d’affaires, une autre forme du couple ?
Un rapport symptomatique au temps
Le speed dating dont Tinder est une expression, est un phénomène dont l’ampleur ne cesse de progresser. Il traduit définitivement notre rapport au temps.
En effet, l’individu d’aujourd’hui n’est plus l’homme de Pascal, misérable ou sublime, celui qui se situait entre-deux, entre deux espaces infinis : le passé et le futur. L’homme contemporain n’est plus entre-deux ; il se réfugie, dans un mouvement de repli fœtal, sur l’instant, le moment présent, certainement pour se protéger de la peur de l’incertitude du futur et de son éternité. Il se replie sur son infiniment petit pour échapper à l’infiniment grand qui l’angoisse.
La valorisation de cet instant est extraordinairement contemporaine. Elle rejoint non seulement les préoccupations mais les modes de vie de la plupart de nos congénères actuels : vivre sa vie dans l’instant, moments après moments, prendre le monde dans sa succession d’événements, d’instants heureux ou dramatiques, dévorer le temps par tranches d’instants, le plus rapidement possible, le plus pleinement possible. Aujourd’hui, nous bondissons d’un espace à un autre, d’un événement à un autre, d’un être à l’autre. Surfant sur les réseaux, zappant le réel d’une pression de doigt, notre temps progressivement se morcelle et se rétracte en une suite discontinue d’instants, de « temps réels ».
Poursuivre le temps réel, c’est réduire à zéro les délais d’attente. Pour des raisons aussi bien techniques qu’économiques, les fonctionnalités de communication, d’intelligence et maintenant de relation avec les autres sont de plus en plus accessibles en « temps réel ». Elles résument le temps nécessaire à les mettre en œuvre à un pseudo-temps extrêmement performant mais artificiel. Le temps irréversible d’un « swipe » à gauche ou à droite. Ainsi, le temps réel court-circuite le temps naturel des échanges, il percute une réalité cosmologique et humaine. En effet, les réseaux humains se sont toujours construits sur le temps des hommes ; un temps circadien, biologique, un temps de réponse, d’attente, de cris, de soupirs et de battements de cœur. Un temps des saisons, des distances, des voyages et des repos. Le temps réel, aujourd’hui, est toujours en veille. C’est un temps inflexible, mathématique, cadencé au rythme des processeurs, à plusieurs centaines de millions de cycles par seconde. Le temps réel ne bat pas à notre rythme ; il nous a mis hors du temps. Avec le temps immédiat, instantané, nous avons atteint la limite du temps, ce qui a pour conséquence, on le voit avec Tinder et ses émules, la refondation de notre rapport au monde, du rapport à notre milieu et de notre rapport aux autres.
Ugo Yaché
© Illustration Zohar Lazar - RollingStone