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Breveter l’inhumain

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Breveter l’inhumain. C’est l’humain qui en prend l’initiative, aujourd’hui, hier comme avant-hier. Aujourd’hui, l’Etat islamique utilise les techniques d’information les plus sophistiquées pour recruter des jeunes désœuvrés, en mal de sens, à commettre des atrocités. Jouer au ballon avec des têtes décapitées, crucifier, n’est-ce pas jouissif et digne d’être diffusé ? Ici, il n’y a pas de dépôt de brevet, mais un droit d’usage qui vaut acquisition. L’internet a du bon : il montre l’horrible pour effrayer ou captiver. L’anormal devient normal. Les gaz chimiques ravagent le Moyen-Orient. Des fous des deux côtés en font feu de tout bois. Les armes de destruction massive prouvent, en leurs mains, leur efficacité. D’autres images sont pareillement montrées ou fabriquées par les intéressés. Certaines, même, sont commercialisées par les média étrangers. Des tas de cadavres jonchent le sol. Des corps sont mutilés. Les villes sont dévastées. Par-delà les images, toute velléité de vie est anéantie par le fanatisme. Tout soupçon de liberté est écrasé par la tyrannie.
 
Hier, des milliers de machettes ont été vendues au Rwanda pour massacrer un groupe particulier. Le manufacturier et le vendeur devaient s’en douter, mais ils ont fait comme si de rien n’était.  Dans les années 1960, on bombardait le Vietnam et le Laos avec du gaz orange dont le brevet était en droit protégé par une entreprise privée qui n’y voyait qu’une occasion de profit. Ah, se faire du beurre sur l’homme, quelle belle idée originale qui avait tant mérité la protection de la loi ! Sous les bombes, les millions d’enfants mal nés importaient peu. Des parents estropiés, bah ! on s’en foutait. Tous étaient cassés à vie. Les actionnaires de l’entreprise allaient au temple en toute bonne conscience.  Aucune victime n’était indemnisée. Pourquoi réparer le rebut ?
 
Avant-hier, d’autres entreprises privées avaient osé répondre aux marchés publics de l’Etat hitlérien qui désirait augmenter la productivité  des chambres à gaz et des fours crématoires. Le cahier des charges était clair : éliminer, en peu de temps et au moindre coût, des populations entières qui avaient été préalablement battues, insultées et humiliées. Quel étrange paradoxe ! Aux commandes, les soi-disant surhommes se révélèrent des sous-hommes. En se conduisant comme des criminels au dernier degré, leurs crimes de masse amputaient  à jamais leur humanité plus qu’ils ne blessaient celle de « l’autre ».
Le progrès est une notion peu perceptible à court terme, même s’il faut admettre une certaine avancée au cours des siècles (fin de l’Inquisition, avec ses processions cagoulées et ses pieux instruments de torture, pervers et raffinés ; institutionnalisation de l’Habeas corpus, du jury, de la séparation des pouvoirs et du contrôle de constitutionnalité). Le droit public a réussi, pour partie, à amortir le cycle, mais celui-ci continue d’avoir des adeptes enfiévrés. Le plaisir de tuer, de massacrer, de déchirer l’humain, de l’entendre hurler, l’emporte chez tous ces cinglés sur le minimum de sérénité. Hélas, il y aura toujours des industriels et des Etats pour satisfaire leur demande insensée. L’histoire ne cesse guère d’être le lieu d’un échange macabre. Ah ! le cycle des violences légalisées ne s’arrêtera-t-il donc pas ?
Illustration : Elisa Perrigueur

D’Erfurt à Auschwitz

Erfurt, en ex-RDA. Après la réunification, la ville a décidé de préserver le souvenir de Topf und Söhne qui fabriquait des fours crématoires pendant la Seconde guerre mondiale. La majorité des édiles était divisée. La mairie voulait raser l’usine. Des voix se sont élevées pour en transformer une partie en musée. La cité a restauré le bâtiment administratif, de façon instructive et discrète. Un acte de courage et d’intelligence. Le passé retrouve un sens.
 
Dans le bâtiment, on écarquille les yeux  et on ressent de l’écœurement. Un film montre le personnel de l’usine défiler en 1937. Bannière nazie en tête. Des ouvriers, des contremaîtres, des cadres presque endimanchés. Ils passent devant quelques membres des forces spéciales qui les fixent du regard, le bras tendu. Le ave du nouveau Kaiser, le salut d’Hitler, s’est répandu. Les employés ont l’air satisfait. Certains sourient. Un homme cache son visage devant la caméra. Geste inattendu, presque fatal. La honte ne tue pas ses camarades de travail.
 
Dans les salles, on découvre pêle-mêle des courriers entre dirigeants de l’usine et SS. Sous vitrine, des dessins et modèles, des dépôts de brevet.  Le dernier étage offre une belle vue. On aperçoit la ville voisine, Weimar, près duquel se situe Buchenwald. Ingénieurs et techniciens contemplaient un des camps de concentration qui bénéficiaient de leur savoir-faire industriel.
 
Pietà, Mariendom Erfürt, vers 1350
 
Au cœur d’Erfurt se dresse la cathédrale. Les toits sont pentus, les flèches élancées. Dans l’église, des fidèles se recueillent devant une sculpture. Une pietà du XIVe siècle. La vierge tient dans ses bras un Christ très décharné. L’artiste a représenté les stigmates de l’histoire humaine. Dans l’église de Bach, à Leipzig (à 100 km d’Erfurt), les paroissiens entendirent le même récit. La cantate BWV 199 exprima combien au plus profond l’homme s’est détruit :
 
Mein Herze schwimmt im Blut,
weil mich der Sünden Brut
in Gottes heiligen Augen
zum Ungeheuer macht.
Und mein Gewissen fühlet Pein,
weil mir die Sünden nichts
als Höllenhenker sein.   
 
Mon cœur baigne dans le sang
parce que la semence du péché
a fait de moi un monstre
Aux yeux de Dieu.
Et ma conscience est au supplice
et mes péchés
en sont les bourreaux.
 
Le camp d’Auschwitz, en Pologne. L’extermination d’autrui fut un métier. Le personnel de Topf und Söhne y allait et venait. Une équipe montait les fours, une autre les réparait. La même ou une autre les perfectionnait. Aujourd’hui, on n’y sévit plus, mais la visite est éprouvante. Dans le silence, s’offrent à la vue des milliers de cheveux rasés, des milliers de chaussures dépareillées, des milliers de vêtements d’adultes et d’enfants. Dans une salle attenante, les amoncellements continuent. Des milliers de prothèses. Des milliers de lunettes. Handicapés et mutilés se voyaient réserver un traitement de faveur. Une faiblesse était une tare qui accélérait votre sort. On classa l’homme en juif, tsigane, slave, homosexuel, asocial, dégénéré. La mise en catégories précéda la dégradation, et la dégradation la mort. La campagne environnante était muette, prête à vous ensevelir. Un calme commun, beaucoup moins serein que celui ressenti par Goethe dans Über allen Gipfeln (1).  A deux pas est située Birkenau, un Auschwitz à plus grande échelle. Les déportés y descendaient, croyant être au bout de leurs peines. Après être entassés jour et nuit dans des wagons à marchandises ou à bestiaux, un comité d’accueil de SS, impeccablement habillés, les frappait et hurlait sa haine. Les familles étaient brutalement séparées. Hommes et femmes étaient alignés, inspectés, triés.
 
Que retenir d’Auschwitz et de Birkenau ? Des slogans stupides qui se veulent drôles, mais qui ne font même pas rire le public des farces du théâtre. A l’entrée, Arbeit macht frei (le travail rend libre), dans les baraques : Sei ehrlich (sois honnête), Sauberkeit ist Gesundheit (la propreté, c’est la santé). En s’essayant à l’esprit, le bourreau avait perdu le peu qui lui restait.

L’appropriation de l’horreur

A Erfurt, on est appliqué (tüchtig), mais dans le mauvais sens. On travaille sans état d’âme, en blouse blanche, sur des planches à dessin. Une photographie de l’époque témoigne de l’atmosphère industrieuse. On doit répondre à la commande officielle de fours crématoires pour cadavres humains en très grand nombre. On ne s’étonne pas de la demande. Dans un pays en voie de nazification, il n’y a pas de place pour le pourquoi (Hier ist kein warum). La seule question admissible : Wievel Stück ? – Combien de pièces ? De déportés par wagon (2) ?
 
Topf und Söhne a bonne réputation. Dès le début du XXe siècle, l’entreprise a su répondre au désir de crémation individuelle. Les églises chrétiennes s’y opposaient (le bûcher était réservé aux hérétiques vivants qui s’étaient auto-incriminés sous la torture). La loi allemande de 1934 pose des conditions d’hygiène relatives à l’odeur, à la fumée et au bruit. Le droit exige le respect du corps et des cendres (le corps est identifié, les cendres sont rassemblées, les urnes sont scellées). On parle de « dignité » (3).  Un tel cahier des charges ne s’impose plus aux populations désignées à la vindicte publique. On doit brûler les corps comme on doit incinérer les carcasses d’animaux. Les défis techniques sont du même ordre : avec l’afflux incessant des pièces rapportées dans les camps de concentration, on a prévu leur gazage, mais la résolution du problème en crée un autre : il faut prévoir des installations pour une combustion continue et à grande échelle. Avec un tel volume, la ventilation finira par poser des difficultés. Pas de panique : A Topf und Söhne, nous savons faire ! On fournira l’expertise appropriée…
 
Ces questions relèvent de l’ingénierie qui enseigne à manipuler les choses avec efficacité. Pour mesurer l’exploit technique, pensons aux déchets de l’industrie agro-alimentaire. L’élevage a atteint aujourd’hui un stade forcené. Porcs, bœufs, volailles, tous sont à l’étroit, sans air ni lumière, pataugeant dans leur lisier. On ne compte plus le nombre de bêtes qui ne tiennent plus debout avant d’être acheminés à l’abattoir. L’équarrissage des cadavres requiert une foultitude d’incinérateurs orientés dans le sens des vents dominants. L’odeur des carcasses brûlées ne doit pas importuner le voisinage. Analogie insupportable ? Le philosophe Heidegger l’osa après-guerre. – Oh ! C’est affreux ! La technologie a supplanté la contemplation. Les choses ne sont vues que sous l’angle fonctionnel. Mais ce retour à résipiscence du penseur-poète, niché dans la Forêt noire, fut problématique. La technologie avait été supplantée elle-même sous le nazisme. Etait-ce utile de gaspiller tant d’argent et d’énergie à abattre des millions d’innocents ? Etait-ce utile de massacrer des cerveaux, éduqués et créatifs, qui auraient pu servir le pays avec dévouement comme en 1914-1918 (4)
 
Topf und Söhne innove. Elle double, elle triple les moufles des fours crématoires. Elle accélère l’incinération. Elle étend son intervention en amont en améliorant la diffusion du Zyklon B dans les chambres à gaz (5).  Le matériau humain à traiter avait été sous-estimé. Les nazis sont débordés. La conférence de Wansee, qui programma en 1942 la Solution finale, pécha par optimisme. Les adaptations de Topf und Söhne, qui faisaient merveille, ne suffisent plus. Faute de disponibilité, on gaze mal ou à peine, on brûle pêle-mêle morts et mourants (6).
 
Fournisseurs et clients n’ont pas été à la hauteur de la tâche, mais chez Topf und Söhne, on est quand même fier du travail accompli. On a procédé à un dépôt de brevet en 1942. L’enregistrement est officieux (secret des affaires oblige). La loi, c’est la loi. Dura lex sed lex. Il n’y a pas lieu de tergiverser. Le dépôt du brevet ne répond pas au seul mobile du profit. Nous ne sommes pas aux Etats-Unis, obsédés de faire fructifier le copyright. Le devoir prime. Toujours heureux de vous servir (Stets gern für Sie beschäftigt) est la devise de la maison. La phrase orne le fronton du bâtiment restant. L’appropriation de l’horreur n’est pas choquante : sur les planches à dessin figure le logo Isis. A travers les âges, la déesse égyptienne offre sa protection aux inventeurs qui améliorent le sort de l’humanité. A perfectly normal company (7).

Droit privé et droit public

Soit la thèse d’Arendt (8) : Eichmann n’était qu’un morne fonctionnaire. Comme tant d’autres aux divers échelons, il œuvrait dans le cadre d’une vaste machine qui le dépassait. Banalité du mal. Un rouage dans un engrenage qui multipliait la force au centuple sans que chacun se sente au centre. La thèse, qui conforte celle du totalitarisme, conduit à des inconséquences. De simples pions auraient bombardé sans réflexion les pays alentour. Ils n’auraient éprouvé aucune passion à détruire villes et familles, à répandre partout la désolation. Ils seraient restés de marbre. Les ordres sont les ordres (Befehl sind Befehl). Placidité apparente. La furie dominait les porteurs d’ordre et de secret. Au Tribunal de Nuremberg siégeant au sortir de la guerre, l’obéissance aveugle ne sera point une excuse. Dans le droit pénal des nations, l’exécution d’un ordre insensé rend l’action complice. Et que dire de la joie à l’accomplir (9)
 
La population aryenne devinera trop tard que l’épopée guerrière tournera mal. Le désir de gloire pour l’éternité virera à la folie. Le ver était dans le fruit : dès le départ, la gente non aryenne avait eu un avant-goût du pire : humiliation publique, chasse à meute et bastonnade, commerces fermés et détruits, lieux de prière incendiés, congédiement immédiat dans les établissements de l’Etat, renvoi de l’école et de l’université dont l’accès devenait interdit, la panoplie ne pouvait que s’élargir. Il ne fallait pas être grand clerc pour le prédire, sauf à se laisser envahir par le déni. Chacun le pressentait, mais they did not want to know. Jusqu’à la fin de la guerre, et même après, beaucoup se sont montrés capable of deliberate omission (10)  – Que vouliez-vous faire ? La force brutale tenait la rue. Le pouvoir trafiquait même les lois !
 
Les métiers du commerce et de l’industrie différaient de l’administration. Rien ne les forçait à passer commande, à signer des contrats, à déposer des brevets. La concurrence entre entreprises existait sur le nouveau marché des fours crématoires destinés aux camps. Topf und Söhne n’était pas la seule à s’y lancer, mais elle demeurait libre de ne pas y pénétrer. En droit privé, la souveraineté individuelle continuait de s’exercer. En visitant Auschwitz, on apprend que nombre d’entrepreneurs l’exerçaient sans retenue. Bayer recueillait sur son papier à-en-tête les observations des médecins nazis qui se livraient à des expérimentations humaines. Siemens sélectionnait et exploitait à outrance la main d’œuvre des déportés. Une autre firme négociait le prix et la quantité des cheveux des crânes qui avaient été rasés. Une autre transformait les cendres en engrais. Tout était bon à prendre. L’Etat récompensa cette volonté de participer à l’effort national en leur accordant d’autres marchés. Topf und Söhne accrut son chiffre d’affaires. Beaucoup de marques commerciales gonflèrent leur réputation : Hugo Boss, qui conçut les uniformes SS en recourant au travail forcé ; le constructeur automobile BMW, qui profita de l’aryanisation des entreprises et employa 50.000 détenus d’un camp de travail ; Deutsche Bank, qui finança la Gestapo et fournit des fonds pour construire Auschwitz (11).
 
Même en droit public, le fonctionnaire n’était pas forcé d’obéir aveuglément. A l’insu des administrateurs, l’autonomie subsistait. Sous la férule d’Hitler, quelques hommes dans les bureaux tardèrent à exécuter les ordres, les interprétèrent de façon restrictive, désobéirent. La liberté publique était verrouillée, mais l’individuelle s’infiltrait par degrés, de la désobéissance civile à la résistance active. Certains juges refusèrent de juger sans délibérer. D’autres démissionnèrent, mais la plupart restés en poste condamnèrent à la volée. La justice, qui devait s’exercer les yeux bandés, les avait fermés. Aucune instruction préparatoire ne précédait les audiences. Les qualifications retenues étaient saugrenues (relations sexuelles entre races). Alors que les crimes d’Etat restaient impunis (meurtres, stérilisation de leurs concitoyens), même les magistrats du siège n’osèrent pas agir en dehors de la volonté de leurs supérieurs. Ils ne baissèrent pas la tête mais la relevèrent pour rendre des arrêts de mort. La part de responsabilité à dégager n’était pas celle des prévenus mais la leur. Inquisiteurs, ils étaient devenus coupables par breach of justice. Ils commirent l’iniquité au nom du droit (12).
 
Parmi les pays vaincus, la France pensait s’en tirer à bon compte. Une partie de ses élites, déplacée à Vichy, faisait croire que la souveraineté subsistait alors que la nation perdait au change. Dans ce jeu de dupes, il y eut des vichyssois anti-allemands, mais le nouveau gouvernement, en collaborant, travailla pour l’occupant. A l’instar de celles de Nuremberg, des lois anti-juives furent promulguées, mais Pétain les rendit plus sévères de sa propre main (13).  Conformément à la hiérarchie des normes, les hauts fonctionnaires rédigèrent les décrets d’exclusion des Français qui n’étaient pas de souche. Leur style était lumineux, précis. Des professeurs d’université commentèrent cette réglementation comme si son objet, violant l’ordre public, n’importait guère. La forme, seule, avait du sens ! Avec la même indifférence, mais sans ménagement, la police remit à l’autorité étrangère des enfants de moins de 16 ans comme elle lui avait remis auparavant les émigrés allemands (14). Belle répartition des tâches : les jurisconsultes blanchirent l’infamie, les forces de l’ordre contribuèrent à l’épuration, et la milice, pour achever l’épuration, extirpait, avec une violence mafieuse, toute opposition.
 
Dans la population, il y eut de nombreux justes qui circonvinrent les lois devenues injustes. Des gens modestes, des paysans, des communautés entières, sauvèrent juifs et autres bannis de la société. Cette attitude ne contraria pas la collaboration économique. Nous ne sommes plus en 1914 où Renault produisit en nombre les taxis qui acheminèrent les soldats français sur le front de la Marne. Renault produit désormais pour l’ennemi. Cette entreprise automobile sera nationalisée à la Libération à titre de symbole, mais à son instar la majorité des entreprises livraient sans état d’âme du matériel civil et militaire à l’armée allemande. Leur bonne volonté était récompensée par des commandes assurées. Que le pays fût occupé ou pas, le droit privé ignorait l’odeur de l’argent. Mieux valait le fascisme que le socialisme.

De l’inhumain trop humain

L’Allemagne nazie entendit asseoir sa domination absolue sur des peuples et des individus réduits à la servitude. Tout un droit de l’inhumanité se mit en place :
– un droit de propriété des biens volés au bénéfice de soudards se livrant à la rapine et au pillage à fond (dixit Goering) (15) ;
– un droit de propriété industrielle, délivrant (avec félicitations du jury) le titre de brevet à des techniques réduisant l’humanité à de la pierre concassée et broyée ;
– un droit de propriété intellectuelle, garantissant les droits d’auteur et patrimoniaux sur des œuvres aussi insanes et indigestes que Mein Kampf. Hitler s’enrichira en imposant son livre dans le monde germanique. A l’extérieur, les droits de traduction gonfleront les royalties. L’œuvre d’Heidegger fut moins indigente et obsessionnelle. Elle fut mieux écrite, mais son auteur préféra comme le Führer les substantifs abstraits aux verbes. Son être-là (Da-sein, openness-for-Being) reprocha à la philosophie d’avoir oublié l’Etre, mais il oublia lui-même la présence humaine en chaque homme abimé. Son ontologie, aveugle à toute moralité, excusa les crimes d’inhumanité. De quels crimes parlez-vous s’il n’y a plus d’humanité ? Où est la faute ? Quand l’Etat efface tout nom propre, le nom devient commun. Il y a un numéro, un matricule, tatoué sur la peau, dès le plus jeune âge. Il y a du Non-être.
 
C’est vrai, on a commis des erreurs, reconnaît Himmler, le chef des SS. « En 1941, nous ne donnions pas aux masses humaines la valeur que nous leur donnons aujourd’hui, celle de matières premières, de main d’œuvre. » (16)  Depuis, nous avons su saisir la moindre ombre humaine au service du Reich ! Nous avons su mentir aux populations déportées pour leur faire croire qu’elles allaient être bien traitées (nous avons poussé le stratagème à vendre des tickets de train pour Auschwitz). Vous voyez, nous sommes capables de reconnaître l’humain dans l’inhumain. Nous ne sommes pas contentés de manipuler du bétail. Nous avons montré au monde notre irrespect. Des preuves ? « Un SS passa à bicyclette et donna un coup de pied à une vieille femme. Elle poussa un cri déchirant. » « Le SS, ayant une passion pour son chien-loup, donna, devant nous, son sucre quotidien. Il lâcha bruyamment un « gaz » à la figure de celui d’entre nous qui était en charge de lui enlever ses bottes. Il ajouta en ricanant : « Danke, Herr Professor ! ». Un pauvre type [qui croyait que ricaner pouvait l’élever !] » (17)
 
Dans la reconnaissance humaine, on a fait mieux : on a torturé. En territoire conquis et dans les camps de la mort, on a redoublé les coups en voyant la peur et la douleur autour de nous. Il faut retrouver l’expérience au présent pour comprendre notre enivrement. A la Gestapo,
on enfonce des choses sous les ongles aux inculpés pour les faire avouer, on les interroge pendant onze heures de suite, puis on les met « au repos », sous la surveillance d’un énorme chien policier. L’animal est prêt à vous sauter à la gorge si l’on fait mine de sortir son mouchoir de sa poche (18).
 
Manifestement, sous la tyrannie, qu’elle soit nazie ou communiste (les camps staliniens ont servi de modèle à l’époque), on aime ce qui est canin. Les chiens, élevés pour être méchants, sont les parfaits auxiliaires. Ils ne cessent d’aboyer, de montrer les dents, de déchiqueter les déportés qui se rebellent ou qui tombent épuisés. Si les prisonniers n’avaient été que de la matière inanimée, nous, SS, n’aurions jamais imaginé faire durer leur supplice jusqu’au bout. Nous les avons fait rester debout sans boire ni manger en respirant à peine dans des cellules minuscules. L’aristocratie du mal que nous formions n’aurions pas arraché les yeux à certains ou jeter d’autres dans des latrines (quel plaisir aurait-on eu à jeter des choses ?). Pour jouir, il faut du répondant ! Voilà le génie de notre Führer : il nous a permis de nous adonner « à la disposition que [l’on pouvait] avoir pour le meurtre, les actions les plus atroces, les spectacles les plus hideux. Par-là, [il] s’assurait pleinement de [notre] obéissance et zèle » !  (19)
 
Utiliser la perversion est une façon d’asseoir son autorité et d’intimider la société. Les opportunistes s’engouffrent dans la brèche ? Qu’ils se rassurent : on saura les exploiter. En revanche, gare aux Allemands qui n’acclament pas notre guide suprême ! Ils pourront n’être qu’un matériau trop humain. S’ils échappent à Dachau au privilège d’être pendus aux crocs de boucher, on les obligera « à laper la nourriture par terre », ainsi que témoignera l’un d’eux en détention depuis douze ans (20).  En réalité, il n’y a guère de différence entre ces exilés de l’intérieur et ceux de l’extérieur. Nous faisons cas de tous les déportés. Nous, vicieux en diable, les avons poussés à participer au mal ! Quels moments de fou rire n’avons-nous pas eu en les voyant se voler un peu de nourriture, une gamelle pour la recueillir, une guenille pour se réchauffer, un sabot dépareillé pour marcher.  Nous avons poussé le vice à apprendre à une minorité à battre la majorité des leurs à coups redoublés. Nous les avons endurcis au point qu’ils ne réagirent plus devant les corps de leurs compagnons de misère dévorés par les rats (21).
 
Déshumanisés et sous-bourreauisés. Voilà une promotion ! avant qu’ils ne soient éliminés, car l’untermensch ne pourra jamais atteindre les hauteurs de l’über-mensch (l’over-man…).

La morale de Socrate revisitée

« What is a man ? » demande Hamlet (22).  Cette question n’a jamais taraudé les propagandistes du régime hitlérien qui n’ont cessé d’avilir leur humanité en abaissant celle des autres. « Persécuteurs et calomniateurs, c’étaient eux les prisonniers », enfermés à double tour « dans leurs mensonges et crimes » (23).  Autant ils peinaient à éteindre « la liberté intérieure » de leurs victimes, autant ils avaient réussi à piétiner la leur d’un pas cadencé de soldatesque. Ils parvinrent à éliminer en eux cette part intime, « la plus précieuse de toutes ». Ils n’avaient pas compris que l’affirmation de la liberté ne consiste pas à faire le mal, mais à faire le bien. Ils se crurent plus créateurs à bien faire le mal en étant en proie à une machination mentale. 
 
Comment « ces hommes-là ont pu se laisser abrutir, déspiriualiser », au point de « n’être plus que des automates sans cerveau, avec tout au plus des réactions d’enfants de 5 ans ? ». « Ils sont intoxiqués ; ils ne pensent plus ; ils n’ont plus d’esprit critique : ‘Le Führer pense pour nous.’ Leur esprit, souillé, était tombé dans la répétition et le sadisme. « Leur bravoure n’est plus guère qu’un instinct animal, l’instinct de la bête. […] Ils agissent avec l’exaltation des fanatiques. Ils ne possèdent plus rien de ce qui faisait la noblesse d’un être humain. » (24)
 
Ces hommes ont ôté la joie de vivre de l’Europe et brisé le destin de tant de vies qui auraient fleuri. Ils croyaient que leur vie de famille échapperait à leur barbarie. Le commandant SS d’Auschwitz disait que sa femme et ses enfants n’avaient jamais été aussi heureux dans leur maison privée, attenante au camp. Hitler pleura la mort de sa maman. Des films le montrent caresser son berger allemand, tapoter les joues des jeunes recrues. Quelle naïveté ! Tous ces acteurs ont oublié les cris de la tragédie grecque. Un crime finit par laisser des traces sur trois générations. Leur progéniture n’échappera pas au malaise, à la culpabilité, au mépris public.
 
Ils ont péri, hélas ! ignominieusement !
Las ! las ! hélas ! hélas ![…]
Nous voici frappés – de quelle éternelle détresse !
Nous voici frappés – il n’est que trop clair.(25)
 
Morale de l’Occident ? Non, pas vraiment. Selon Bouddha, le karma résulte de nos actes. Notre conduite, nos pensées, nos paroles, se sont déposées dans un courant de conscience qui n’a pas tout emporté. L’oubli ? En apparence car, au fond de soi, l’âme est rongée par l’acide. Mais, objectera-t-on, les criminels s’en sortent bien. Ils paradent avec médailles et richesses. Ils se gavent des plaisirs du monde. Un serial killer, un génocidaire, a rarement la gueule de l’emploi, avant ou après ses exploits. Il est parfois beau ou avenant, mais son allure cache un Iago ou un Macbeth. Comme Richard III, il a l’art de tromper son monde alors qu’il fait le mal par principe. L’uniforme qu’il porte le trahit. Il joue un rôle dont il n’est pas dupe aussi. Alas, gémit-il dans les coulisses, My soul is foul !  Ah, my inner being is full of discordance ! (26)
 
La volonté de puissance a inversé l’ordre humain. Son énergie a descellé les valeurs. Les docteurs ne soignent plus mais mutilent in vivo enfants et adultes. Ils signent des ordonnances, non pour guérir, mais pour accélérer la mort. Les avocats ne défendent plus des causes difficiles. Des membres du barreau dirigent des camps de concentration. Toutes les professions libérales ont oublié leur déontologie. Pourquoi faire moins que les lois qui incitent au crime ? La société régresse à l’état de nature. Les contrats deviennent contraires à l’ordre public de la République. L’activité du commerce ne répond plus au code minimal des affaires.
 
« Quel naufrage spirituel, » s’exclame Primo Levi. Celui qui revit les événements hallucine comme par le passé. Il entend le Trio des esprits de Beethoven qui transcrivait la musique des sorcières de Macbeth annonçant la déchéance de l’homme par lui-même. Celui qui visite les vestiges maudits frémit. Il devient lui-même visionnaire, tel le poète juif allemand Heinrich Heine :
 
[Le tonnerre] roule lentement, mais il vient. Quand vous entendrez un craquement comme jamais un pareil ne s’est fait entendre, vous saurez qu’il touchera au but. [Vous assisterez à] un drame en comparaison duquel la Révolution française n’aura été qu’un [Sturm und Drang] idyllique. (27)
 
La Révolution française avait libéré l’homme du despotisme. La Terreur l’a fait tomber dans pire. Le nazisme en multipliera les effets délétères à l’infini. Par frénésie, l’homme a retourné l’arme contre lui en niant toute raison et délicatesse chez autrui. Il a trop réagi contre la morale judéo-chrétienne qui a prôné l’amour mais valorisé la pitié à l’excès. La bonne intention produisit le contraire : l’alter ego fut dévalorisé, placé au-dessous de l’ego. La compassion rompit l’égalité entre les hommes. L’autre ne fut plus qu’une victime. Nietzsche fustigera une morale qui fait le jeu des esclaves qui manipulent les forts par le sentiment. Il est temps de revenir à Bacchus. Buvons à la santé du sur-homme ! Cette expression aurait été interprétée à tort comme Superman. Peut-être, mais il fallait plutôt revenir à Socrate. Subir l’injustice vaut mieux que de la commettre. Peu ont compris cet adage antique paradoxal (28).
 
A Athènes, le citoyen commettait le crime d’ubris (ύβρίς) s’il battait outrageusement son esclave. Mais celui-ci ne faisait-il pas partie de son patrimoine ? Le propriétaire n’était-il libre d’y porter atteinte selon son plaisir ? Non. Un maître doit être maître de soi. Il ne peut être sujet à une à une passion extrême qui dénaturerait son humanité. L’honneur de sa condition lui interdit de mal se conduire. S’il faut choisir : mieux vaut tolérer un vol que de voler son voisin. L’humour est un meilleur remède. « Celui qui sourit alors qu’on le vole, vole lui-même quelque chose à son voleur », dixit Shakespeare.  Il apprend, à travers l’épreuve, combien il faut prendre ses attachements à la légère et ne pas en faire une affaire personnelle. Le souci de l’âme importe plus. Mais un crime est autrement plus grave ? Certes, mais il vaut mieux encore endurer un profond chagrin que d’en infliger un. Le coût psychologique est moins grand. En me vengeant, je me tue en te tuant. Double meurtre. Voyez Othello. Il tue Desdémone par jalousie. Son aveuglement provoque sa mort morale (ou physique sur scène).
 
Dans les écoles d’Hitler, les Napola, les élèves d’« élite » doivent apprendre l’obéissance absolue à travers des traitements humiliants. Les formateurs les traitaient moins que des esclaves. Aucune invitation à se connaître soi-même. Rien n’éclairait l’affectivité des futurs dirigeants. Leur angoisse était refoulée. Leurs pulsions n’étaient sublimées que dans le désir de rétablir l’ordre dans un monde, craignait-on, menacé de dissolution. La défaite militaire de 1918, la crise économique de 1929, des ouvriers agitant le drapeau rouge et souhaitant, le poing tendu, le renversement, ajoutèrent leurs effets collectifs aux facteurs personnels des impétrants (éducation familiale autoritaire, réprimant, dès la prime enfance, le besoin de tendresse élémentaire, la demande d’attention particulière, le besoin de respect). Tout était prêt pour commettre la pire des injustices : la tyrannie, et la pire des pires : le totalitarisme.
 
Avec l’encadrement de la jeunesse, la camaraderie ambiante, l’ivresse de l’unité, il devenait facile de rejeter la haine sur l’étranger, de livrer à la vindicte populaire tout ce qui paraissait contraire à l’homogénéité. Chaque élément de la tribu ne devait accomplir que son devoir de groupe, légal et non moral. L’éthique passait à la trappe. Même le catéchisme formel de Kant ne suffisait pas à l’appel. Sacrifier sa vie, son esprit ! C’était le nouvel idéal, sanctifié dans les défilés. Le serment de fidélité, à l’égard d’un homme qui les électrisait, l’emportait. Rien à faire : tous étaient subjugués en étant à la fois endoctrinés, hypnotisés et mis au pas. L’ironie ? Le doute ? Le goût de la sagesse ? – Bon pour l’autodafé, comme les livres qui font penser !

Le fin mot de l’histoire

La pitié, dans laquelle la culture avait trop donnée, fut exclue, pour soi et pour les autres. Dans les situations intolérables, la pitié peut redevenir d’actualité. Si les SS se sentent gagner par l’humanité, qu’ils s’apitoient sur eux-mêmes ! C’est le conseil d’Himmler, un truc pour éviter de plaindre leurs victimes. Il s’agit de retourner vers soi la pitié que ressent l’homme comme animal. Au lieu de se dire : Quelles horribles choses je suis amené à faire aux gens ! un SS défaillant mentalement devrait se lamenter de la tâche qui a pesé sur ses épaules. Le truc marche parce qu’il demande moins de verser des larmes que de s’objectiver à l’extrême.  Le je n’est plus lui-même. Il devient passif quand il en fait trop. C’est un autre qui agit en lui.
 
L’insensibilité des autres, traduit en insensibilité à soi-même, redevient insensibilité aux autres. Durcie en cruauté au dernier degré, elle aboutit à « la plus monstrueuse entreprise de domination et de barbarie de tous les temps ». Ce sentiment fut celui des Alliés en 1945. Unspeakable truth qui parle à travers « la personne de ses principaux responsables ». Disgraceful behaviour « des groupes et associations qui furent les instruments de leurs crimes ». Ce furent des « crimes contre la condition humaine ». Des crimes contre sa propre humanité autant que celle de l’humanité entière. Des crimes qui ne font qu’un « crime contre l’esprit », « péché contre l’esprit ». La barbarie nazie a « élevé l’inhumanité au rang d’un principe ». Elle a commis « un crime capital contre la conscience que l’homme se forme de sa condition en tant que telle » (29).  – Truly evil, effroyable irréalité qui a réalisé l’enfer sur terre.
 
Via l’Etat et ses lois, des hommes ont décidé ce qui était humain ou pas sans posséder le moindre critère du Bien. Ils ont tué l’homme en l’homme en mutilant son humanité. Leur mépris des autres les a rendus méprisables. They have degraded themselves en abusant du droit, en le retournant contre sa finalité qui est de protéger l’individu, connu et inconnu. Faut-il les retrancher nous-mêmes du corps social ? Beaucoup se sont mis au ban de l’humanité. Non repentis mais profitant de la guerre froide, ils ont proposé de défendre l’Occident. Grâce à des complicités, ils sont se sont cachés ou enfuis. L’un d’entre eux emportera avec lui un album de photos mêlant sa vie de bourreau à Auschwitz et ses frasques le week-end. Ici et là, ils ont alimenté les sources de renseignement des gouvernements et travaillé pour les services secrets des deux Grands. Leur expertise était sans prix. Barbie en particulier enseigna l’art d’être tortionnaire. Savoir torturer sans tuer : voilà une technique qui aurait dû être patentée !
 
D’autres, qui sait ? se sont amendés ou ont regretté. L’Allemagne, en tant qu’Etat, a reconnu sa culpabilité. A la différence de l’Autriche, elle a fait un travail sur soi remarquable (Erfurt le prouve). Quant aux victimes, certaines n’ont pu sortir de leurs tourments. Le film d’Alex Corti, Welcome in Vienna, rappelle combien ceux qui ont vu tout se briser autour d’eux ne peuvent s’empêcher de briser l’occasion de reconstruire une relation où que ce soit. D’autres ont dépassé le désir de vengeance qui aurait pu les consumer. Tel Primo Levi, qui préféra dilater son être au lieu de le rétrécir (30).  Tel Robert Badinter qui offrit à Barbie, ramené en France, un procès équitable. La Cour siégea à Lyon où l’ex-officier nazi avait sévi. L’accusé eut une cellule décente. Il fut entendu, défendu, jugé. On le condamna à perpétuité. En qualité de Garde des Sceaux, Badinter avait pris l’initiative de faire abolir la peine de mort. Il en regretta rien, bien qu’il apprît, au cours de l’audience, que Barbie avait fait déporter son père.
 
Hitler et ses affidés savaient que c’était demander beaucoup à ceux qui les servaient de quitter leur humanité. Il n’est pas facile de perdre ce qui vous définit et vous singularise par rapport à la nature. Vous risquez d’en être qu’une partie broyée par d’autres parties. L’appel à la rhétorique ne manque pas pour masquer cette vérité que chacun redoute dans sa fragilité. « Nous, Allemands, devons être honnêtes, corrects, loyaux et amicaux envers les membres de notre race et envers personne d’autre. […] Ce serait un crime contre notre sang de nous soucier [des autres] et de leur donner des idéaux. […] Le monde peut nous appeler comme il veut ; l’important est que nous soyons éternellement les soldats obéissants, obstinés et invincibles du peuple germanique et du Führer, les S.S. du Reich germanique. » Vous êtes liés par votre promesse de loyauté, mais vous rechignez ? Du courage ! « Nous savons que ce que nous attendons de vous est surhumain : il vous faudra être surhumainement inhumain. » (31)
 
En contrepoint, il y eut parmi les victimes des gestes qui cherchaient à réhumaniser ceux qui avaient perdu en humanité. Dans le camp de Dachau-Landsberg, certains s’étaient portés volontaires pour donner une gamelle supplémentaire aux plus faibles, rongés par la faim. « Chaque jour, nous nous « cotisions », à deux cuillerées chacun [pour un surplus de soupe qui sauvait la vie à celui qui avait] atteint les limites extrêmes de ses forces et voulait se laisser mourir. » Rien de grandiose, mais tous gagnaient de l’humanité. La solidarité apportait beaucoup de dignité au groupe. « Partager est, je crois, la seule leçon valable de la vie. » (32)
 
On objectera que la balance entre perte et gain en humanité n’est pas simple. Parmi les victimes, il y eut des bourreaux ou des victimes qui les aidaient. « Comment des techniciens juifs [ont-ils pu] construire les chambres à gaz de Theresienstadt » ? Il existe des cas inverses. Un ingénieur juif préféra se suicider que de faciliter le crime. Bien qu’agnostique, il appliqua le précepte rabbinique : « Laisse-les tuer, mais ne transgresse pas. » (33). D’autres, à travers leurs enfants ou leur famille, pourchassèrent après la guerre les bourreaux impunis.  On citera Serge et Beate Klarsfeld. A leurs risques et périls, ils dénichèrent les auteurs de lèse-humanité. Leur action rendit honneur aux fantômes du passé qui ne pouvaient se reposer.
 
Pourquoi s’acharner contre l’espèce humaine en développant des moyens de terreur et d’extermination ?  Il est apparu plus raisonnable à Diesel de breveter une variante du moteur à explosion sans en céder l’usage à l’armée. A la veille de la Première Guerre Mondiale, cet ingénieur allemand, né en France, fit preuve de caractère face aux autorités. Il paya de sa vie son désir de travailler pour l’humanité (sa mort trouble les historiens). Refus inutile ? Il eut un compatriote, Fritz Haber, qui eut moins de scrupule. Il inventa le gaz moutarde qui décima les soldats dans les tranchées. On le récompensa. Sa femme se tua. Juif, il dut émigrer en 1934.
 
La valeur d’un brevet ne se mesure pas à l’aune de l’efficacité ou de la victoire à assurer. Dans le maniement des outils, le bon usage compte. L’enregistrement ou l’emploi d’un procédé industriel suffisent peut-être en droit, mais en philosophie il faut plus pour qu’il soit recevable. Un dessin & modèle, une marque, un droit d’auteur, un brevet, ne peuvent avoir pour finalité la destruction d’une partie de l’humanité. Les faibles doivent être protégés. Leur mélange avec les forts assure le renouvellement de l’homme en chaque coin de la terre.
 
Alain Laraby, Consultant et intervenant à Sciences Po
                              
(1) Über allen Gipfeln ist Ruh’ In allen Wipfeln spürest Du Kaum einen Hauch ; Die Vögelein schweigen im Walde Warte nur, bald  Ruhest Du auch. (Goethe, 7 septembre 1780)
(2)Primo Levi, If this is a man [Se questo e un uomo, 1958], Abacus, London, 1990, p.22 et 35.
(3)  he Engineers of the « Final Solution ». Topf & Sons – Builders of the Auschwitz Ovens, Buchenwald and Mittelbau-Dora Memorials Foundation, Weimar, 2005, pp.20-21.
(4)  Isabelle Saporta, Le livre noir de l’agriculture, Fayard, Paris, 2011, pp.69-71.Martin Heidegger, The Question Concerning Technology and Other Essays [1949], Harper & Row Publishers, New York, 1977. « Agriculture is now motorized food industry, essentially the same as the manufacture of corpses and gas chambers » (Heidegger, in Rüdiger Safranski, Martin Heidegger Between Good and Evil, Harvard Univ. Press, 1998, p.414).
(5)  The Engineers of the « Final Solution ». Topf & Sons – Builders of the Auschwitz Ovens, p.43.
(6)  Témoignage de Madame Claude Vaillant-Couturier, déportée à Auschwitz, in Michel Dobkine, Crimes et humanité. Extraits des actes du procès de Nuremberg 18 octobre 1945 – 1er octobre 1946, édit. Romillat, Paris, 1992, p.119.
(7)  On m’a fait observer que « Stets gern für Sie beschäftigt » serait mieux traduit par : Toujours prêt à vous servir ou On aime toujours travailler pour vous, ou mieux encore : On travaille avec plaisir pour vous… Il ne s’agit pas de n’importe quel service mais d’un travail.
(8)  Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem [1963], Gallimard, Paris, 2002, chap.8 : Les devoirs d’un citoyen respectueux de la loi.
(9)  « Les assassins nazis ne suivaient pas seulement des ordres. Ils firent preuve d’initiative et de beaucoup de zèle et opérèrent souvent avec un large degré de latitude. » (David Cesarani, Adolf Eichmann, édit. Tallendier, Paris, 2010, p.450).
(10)  Primo Levi, If this is a man, p.386.
(11)  V. Le Monde du 27 septembre 2011 : « Outre-Rhin, deux marques rattrapées par leur passé nazi  Deux livres consacrées à BMW et Hugo Boss mettent au jour les liens avec le parti hitlérien. » V. H. Arendt, Eichmann à Jérusalem, p.1095 : « A part des entreprises de la SS qui n’étaient pas trop importantes, de célèbres firmes allemandes comme IG Farben, Krupp et Siemens-Shuckert, s’étaient implantées  à Auschwitz ainsi qu’aux environs des camps de la mort de Lublin. La coopération entre la SS et les hommes d’affaires était excellente ; Höss, d’Auschwitz, certifia qu’il avait entretenu des relations sociales très cordiales avec l’IG Farben. Pour ce qui est des conditions de travail, l’idée était explicitement de tuer par le travail ; selon Hilberg, 25 000 Juifs au moins moururent sur les quelque 35 000 qui travaillaient pour une usine d’IG Farben. » L’IG Farben fut un groupement d’intérêt économique regroupant les sociétés chimiques BASF, Bayer et Agfa.
(12)  Sur l’appréciation du comportement des juges allemands durant la seconde guerre mondiale, v. Peter Maguire, Law and War, [rev. edit. 2010], Columbia Univ. Press, New York. Des personnalités du monde judiciaire passèrent en jugement dans le cadre de nouveaux procès de Nuremberg, mais les juges américains, qui présidèrent les séances, connurent aussi des pressions en raison de la guerre froide. Ils résistèrent.
(13)  V. Le Figaro du 3 octobre 2010, « L’original du statut des juifs accable le Maréchal Pétain ». L’article fait état de la découverte du document d’octobre 1940 où apparaissent les corrections du chef du régime de Vichy.
(14)  Dominique Rémy, Les lois de Vichy, édit. Romillat, Paris, 1992 ; Robert O. Paxton, La France de Vichy, 1940-1944, Seuil, Paris, 1997. La rafle du Vel’ d’Hiv., qui engloba les enfants, se déroula en juillet 1942. Le code allemand qualifia cette opération de « vent printanier ».
(15)  Goering, Conférence du 6 août 1942, in Alan Bullock, Hitler ou les mécanismes de la tyrannie, t.2, Marabout, Verviers, 1980, p.284.
(16)  Himmler, Discours de Poznan [1943], in A. Bullock, Hitler ou …, p.285.
 (17) V. Krystyna Zywulska, J’ai survécu à Auschwitz, tCHu, Warszawa, 2010, p.127 ; Georges Charpak, Dominique Saudinos, La vie à fil tendu, Odile Jacob, Paris, 1993, p.89.
(18)  Hélène Berr, Journal, édit. Tallendier, Paris, 2008, p.284.
(19)  Intervention d’Edgar Faure, Procureur Général adjoint, in M. Dobkine, Extraits des actes du procès de Nuremberg, p.82.
(20)  V. G. Charpak, D. Saudinos , La vie à fil tendu, p.89.
(21)  V. K. Zywulska, J’ai survécu à Auschwitz, pp.90-91.
(22)  Hamlet, IV, 4, vers 33.
’23)  Jean Zay, Souvenirs et solitude, Belin, Paris, 2004, p.64. L’auteur rédigea ses souvenirs pendant son incarcération en France de 1940 de 1944. Il ne sortit de prison que pour être fut abattu par la milice. On retrouva son corps dans un bois.
(24)  H. Berr, Journal, p.219 et 248.
(25)  Eschyle, Les Perses. « Et des monceaux de morts, en un muet langage, jusqu’à la troisième génération, diront aux regards des hommes que nul mortel ne doit nourrir de pensées au-dessus de sa condition mortelle. La démesure  en mûrissant produit l’épi de l’erreur, et la moisson qu’on en lève n’est faite que de larmes. Gardez ce châtiment sans cesse dans les yeux. », Trad. Paul Mazon.
(26)  « My soul is full of discord and dismay » (Hamlet, IV, 1, vers 45). « Cela m’agace de penser qu’Eichmann est humain ; j’aurais préféré qu’il ait une tête monstrueuse, à la Picasso, trois oreilles et quatre yeux. » (Elie Wiesel, in  David Cesarani, Adolf Eichmann, op. cit., p.419).
(27)  Heinrich Heine, De l’Allemagne [1855], Les Presses aujourd’hui, Paris, 1979, p.179. Nous avons allégé le texte. « La haine que Heine a rencontrée toute sa vie, en tant que juif et intellectuel, lui a ouvert les yeux sur l’ambiguïté d’un nationalisme, qui vint au monde comme idée républicaine et cosmopolite et finit par être atteint de « toutes sortes de tumeurs ». Il se méfiait du fanatisme et de l’esprit borné qui prenaient la haine de l’étranger pour l’amour de la patrie, qui brûlaient les livres et plaçaient l’unité nationale au-dessus du contenu émancipatoire des libertés dont la bourgeoisie avait fait des droits. » (Jürgen Habermas, Ecrits politiques, Flammarion, Paris, 1990, p.47).
(28)  Platon, Gorgias, 469c. « Y a-t-il de [la] noblesse d’âme à subir la fronde et les flèches de la fortune outrageante ?[…] Qui voudrait supporter les flagellations et les dédains du monde, l’injure de l’oppresseur, l’humiliation de la pauvreté, les angoisses de l’amour méprisé, les lenteurs de la loi, l’insolence du pouvoir, les rebuffades que le mérite résigné reçoit d’hommes indignes  ? » (Hamlet, III, sc.1. Trad. François-Victor Hugo).
(29)  Intervention de François de Menthon, Procureur Général, in M. Dobkine, Extraits des actes du procès de Nuremberg, pp.38-49.
(30) « My personal temperament is not inclined to hatred. I regard it as bestial, crude, and prefer that my actions and thoughts, as far as possible, should be the product of reason. Therefore I never cultivated within myself hatred as a desire for revenge, or as a desire to inflict suffering on my real or presumed enemy, or as a private vendetta. Even less do I accept hatred as directed collectively at an ethnic group, for example, all the Germans. If I accepted it, I would feel that I was following the precepts of Nazism, which was founded precisely on national and racial hatred. » (Primo Levi, If this is a man, et un second de le tenir.” Afterword, p.382).
(31)  Himmler, Discours de Poznan [1943], in A. Bullock, Hitler ou les mécanismes de la tyrannie, pp.28-6288 ; Himmler, in H. Arendt, Eichmann à Jérusalem, op. cit., p.1120. « C’est un crime de faire un serment injuste, et un second de le tenir » (Rousseau, La Nouvelle Héloïse, III,  Lettre 20).
(32)  G. Charpak et D. Saudinos, La vie à fil tendu, op. cit., pp.83-84.  G. Charpak a été lauréat du prix Nobel de physique en 1992.
(33)  H. Arendt, Eichmann à Jérusalem, pp.1133-1137.
 
 

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