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défiance politique

Les conflits d’intérêts, nouvelle frontière de la démocratie

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La défiance populaire à l’égard des élites n’a cessé de croître ces dernières années et l’actualité en fait aujourd’hui encore écho. Elle trouve l’une de ses sources dans le soupçon d’une collusion des élites mélangeant leurs positions institutionnelles, leurs relations personnelles et d’autres intérêts éventuels. Si notre démocratie veut renouer avec la confiance, elle doit impérativement s’imposer de nouvelles exigences et de nouvelles règles. C’est dans cet esprit qu’a été conduit le travail sur les conflits d’intérêts qu’a réalisé Terra Nova dans un nouveau rapport proposant un tour d’horizon complet de ces enjeux dans le monde politique, le secteur bancaire et celui de la santé, avec des propositions de nature à réhausser sensiblement le niveau d’exigence éthique de notre vie collective.
 
Les conflits d’intérêts sont inhérents à la vie en société, dans tous les champs économiques et sociaux et à tous les niveaux hiérarchiques. Les réponses à y apporter doivent être d’autant plus fortes que les individus concernés sont en position de responsabilité à l’égard de la collectivité. Mais comment, sans naïveté et sans cynisme, trouver le bon équilibre entre l’efficacité des institutions et la confiance collective ? En France, on se fie le plus souvent à la bonne foi des acteurs. Or cela ne suffit pas, et c’est précisément l’utilité de la notion de « conflit d’intérêts » de le rappeler.
Le dernier baromètre de la confiance politique Cevipof (Sciences Po – CNRS) (1) est sans appel. Avec 88% de personnes ayant une mauvaise opinion de nos responsables politiques, le désaveu atteint des sommets. 75% d’entre elles considèrent même que nos hommes politiques seraient corrompus.

 
Ce nouveau rapport de la Fondation Terra Nova est issu d’un travail entamé en 2014 et part d’un constat simple. La défiance populaire à l’égard des élites est aujourd’hui très vive et nourrit les discours et les votes populistes. Cette défiance, qui a des effets délétères sur notre démocratie, est alimenté par des dysfonctionnements réels qu’il convient de ne pas nier. Un traitement inadéquat de la question des conflits d’intérêts est l’une des racines profondes de cette défiance – d’où le titre du rapport.
 
Les conflits d’intérêts peuvent être sommairement définis comme des situations dans lesquelles une personne chargée de défendre un intérêt (intérêt particulier ou intérêt général) est en situation, ou peut-être soupçonnée d’être en situation, d’abuser de sa position afin de défendre un autre intérêt.
 
Dans ce rapport, Terra Nova s’est intéressé singulièrement à ceux qui affaiblissent notre démocratie et la confiance dans nos institutions. Leur fil d’Ariane est que les réponses à apporter doivent être d’autant plus exigeantes que les individus sont en position de responsabilité à l’égard de la collectivité et que les « coûts » sociaux des conflits d’intérêts non traités sont lourds, notamment en termes notamment de délégitimation des institutions démocratiques. Leurs propositions visent à apporter une pierre à la refondation de la vie démocratique.
 
 
Leurs analyses sont développées dans trois champs qui ont été choisis du fait de leur importance symbolique, économique et/ou de leur incidence sur la vie des citoyens. Il s’agit de la vie publique au sens large, de la banque et de la santé. Ces secteurs sont structurellement générateurs de conflits d’intérêts, situation renforcée par le fait que les acteurs décisionnaires y ont souvent des trajectoires professionnelles qui s’inscrivent synchroniquement ou diachroniquement à la fois dans les sphères publique et privée. Cette approche structurelle des conflits d’intérêts ne nie pas la complexité des situations, ni l’imbrication nécessaire des champs public et privé, et les solutions préconisées ne sont donc pas duales, ou manichéennes. Au contraire, une gradation est envisagée qui va de l’incompatibilité – ou interdiction pure et simple – d’une double position potentiellement conflictuelle, conduisant alors à l’élimination du conflit d’intérêts, à des dispositifs de régulation beaucoup plus fins. La modulation de ces propositions prend comme critère la gravité du risque à conjurer.
C’est ce qu’illustre la synthèse de 16 propositions innovantes, basées sur trois axes de réflexion :
 
1) L’ELIMINATION A PRIORI : LES INCOMPATIBILITES
 
A. Interdiction du cumul des mandats et de certaines fonctions
 
Proposition 1
Renforcer les incompatibilités entre la fonction de membre du Gouvernement et l’exercice concomitant de fonctions associatives ou partisanes ; des responsabilités au sein d’une assemblée délibérante d’une collectivité territoriale, ou au sein d’un établissement public de coopération intercommunale (EPCI) ; des fonctions exécutives locales (Conseil régional, conseil départemental, etc.)
 
Proposition 2
2.1. Le mandat parlementaire doit être incompatible avec tout autre mandat électif, voire avec toute autre fonction, y compris privée. Cette interdiction du cumul devrait au surplus être étendue aux fonctions locales, y compris les multiples fonctions inter-collectivités ou de direction de structures diverses (établissements publics d’aménagement ou autre, sociétés d’HLM, etc.), que certains élus empilent.
Simultanément, le nombre de parlementaires pourrait sans inconvénient être réduit significativement, à condition d’augmenter en contrepartie les moyens de travail de chaque élu.
2.2. L’installation dans des mandats répétés ne peut qu’impliquer divers clientélismes, qui sont une des formes les plus pures des conflits d’intérêts. Deux mandats successifs constituent une durée maximale raisonnable pour mener à bien les projets que l’on peut avoir pour la collectivité que l’on représente. Au-delà, un renouvellement est salutaire et devrait être idéalement accompagné de l’aménagement de parcours vers l’élection pour ceux qui n’ont ni fortune ni situation de fonctionnaires. Il faudrait également, en complément, mettre en place des dispositifs assurant ceux qui s’engagent dans un mandat électif qu’ils retrouveront ensuite leur emploi, ou un emploi.
 
Proposition 3
Interdire l’embauche discrétionnaire par un parlementaire d’un parent ou d’un conjoint comme collaborateur ou assistant rémunéré sur les fonds publics alloués à sa mission.
 
B. Séparation bancaire
 
Proposition 4
La séparation des activités de dépôt et de marché dans le secteur bancaire est une réponse pertinente aux conflits d’intérêts qui portent atteinte à la loyauté vis-à-vis de l’intérêt général (prise de risque excessive, fraudes, délinquance en col blanc…).
La stratégie du cloisonnement, préconisée par le rapport Vickers (Independant Commission on Baking) et en octobre 2012 par le rapport dit « Liikanen », commandé par la Commission européenne, est l’option préconisée.
 
2) LA VIGILANCE : LA REGULATION FINE
 
A. L’information sur les liens : la transparence
 
Proposition 5
En ce qui concerne les allers-retours entre les secteurs publics et privés, s’inspirer de l’initiative de la médiatrice européenne qui a récemment recommandé une transparence totale sur les nouvelles activités des anciens commissaires via la publication proactive de ces informations sur un site internet qui serait dédié.
 
B. Le développement d’une culture des conflits d’intérêts
 
Proposition 6
Développer un enseignement relatif aux conflits d’intérêts dans les secteurs qui sont particulièrement exposés à ces derniers. Notamment à la haute fonction publique dans le cadre des écoles qui en forment les futurs membres, les enseignements existants de déontologie ou d’éthique semblant insuffisants.
 
Proposition 7
Instaurer des référents déontologiques de façon plus systématique au sein de toutes les institutions où la question peut se poser, sur le modèle du bâtonnier de l’ordre des avocats qui peut être consulté par les membres du barreau confrontés à une difficulté déontologique.
 
Proposition 8
Contribuer au développement d’une culture des conflits d’intérêts par la promotion d’une identité professionnelle forte, notamment des superviseurs et membres des autorités de régulation.
 
C. L’organisation institutionnelle et les déontologues
 
Proposition 9
Rendre plus transparent et pluraliste le contrôle de certaines nominations, afin d’éviter la réalité ou l’impression d’un certain « entre soi ». Certes, depuis la Loi organique du 23 juillet 2010 et la loi du 23 juillet 2010 relatives à l’application du cinquième alinéa de l’article 13 de la Constitution qui prévoit, depuis la réforme constitutionnelle de 2008, que le pouvoir de nomination du président de la République sur certains emplois ou fonctions fera préalablement l’objet d’un avis public des commissions compétentes des deux assemblées, les nominations aux fonctions les plus importantes de l’Etat sont davantage transparentes et la situation s’est améliorée. Pour autant, on n’a pas encore l’impression que cela ait produit de sensibles changements de comportement, le fait majoritaire semblant prendre le pas sur le contrôle.
 
D. La limitation des cumuls d’emplois
 
Proposition 10
L’interdiction de principe du cumul de l’emploi de fonctionnaire avec une activité privée lucrative posée par l’article 25 de la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires est immédiatement mitigée par des exceptions autorisant une activité accessoire, lucrative ou non, à condition qu’elle soit compatible avec les fonctions principales et n’affecte pas leur exercice.
Il est cependant nécessaire de s’assurer :
– que ce qui est censé être « accessoire » le demeure. A cet égard, il serait sans doute souhaitable d’établir des pourcentages de temps d’activité et des plafonds.
– que le principe de compatibilité est bien respecté en en assurant un contrôle effectif.
 
E. Le soutien au contre-lobbying
 
Proposition 11
Le lobbying est souvent dénoncé comme générateur de conflit d’intérêts. Il serait pourtant illusoire de vouloir empêcher le lobbying. En revanche, il serait pertinent d’organiser un contre-lobbying afin que différents points de vue puissent être défendus autour de chaque question, et pas seulement celui de ceux qui disposent des moyens financiers de cette activité. Dans cette perspective, le contre-lobbying qu’il paraît pertinent de financer est un contre-lobbying technique, à même de contrer des arguments du même ordre.
 
F. La « démocratisation » ou l’ouverture des espaces décisionnels
 
Proposition 12
L’un des reproches adressés à nombre d’instances décisionnelles réside dans leur caractère fermé, réservé aux experts, ceux-ci étant soupçonnés de véhiculer une vision du monde univoque comme liée à leurs origines socio-professionnelles. Ainsi, un comité d’experts-médecins relatif à la prise en charge  d’une pathologie portera largement en son sein la vision commune que les médecins peuvent avoir de la relation médicale ; l’intégration dans un tel comité de patients ou de représentants de patients ne peut qu’amener un discours alternatif, plus contradictoire, plus ouvert dans cet espace décisionnel. Il s’agit ici de mieux représenter les intérêts de la société civile dans les comités d’experts, quels que soient les secteurs, comme cela a par exemple été le cas de la Haute autorité de santé fin 2015.
 
G. La limitation des allers-retours (revolving doors) et les délais de viduité
 
Proposition 13
Conformément aux recommandations de la Cour des comptes :
– interdire les indemnités de départ pour les fonctionnaires devenus cadres dirigeants d’entreprises publiques ou privées soutenues par des fonds publics et de remettre en cause la possibilité pour ces fonctionnaires de réintégrer la fonction publique.
– limiter le temps qu’un fonctionnaire peut passer en dehors de la fonction publique. Une durée de cinq ans, au terme de laquelle un choix devrait être opéré entre réintégration et démission, nous semble raisonnable.
– interdire au fonctionnaire de revenir dans son corps d’origine, s’il a un quelconque lien avec le secteur dans lequel il a exercé l’activité pour laquelle il l’avait quitté.
 
Proposition 14
Imposer des délais de viduité suffisamment longs entre les fonctions privées et publiques quand elles s’inscrivent dans le même « secteur » (finance, santé, industrie, etc.) de manière à « désactiver » les carnets d’adresses et d’affaiblir suffisamment les mécanismes bien connus d’identification culturelle et sociale.
A contrario, un banquier ou un industriel pourrait intégrer le secteur public y compris dans des fonctions de régulation sans délai de viduité particulier dès lors que les nouvelles fonctions ne concernent pas le secteur d’où il vient.
 
H. Le contrôle ex post
 
Proposition 15
Une difficulté récurrente de gestion des conflits d’intérêts réside, comme l’a montré l’affaire Barroso (2), dans le contrôle de la situation ex post des personnes, cette dernière pouvant révéler des conflits d’intérêts antérieurs non détectés, notamment de nature à jeter le discrédit sur l’institution concernée. 
Dans ce contexte, il est nécessaire d’instaurer une vigilance relative à la situation de personnes ayant quitté certaines fonctions, après un certain délai, par exemple deux ans. Il s’agirait, en quelque sorte, d’introduire en France une logique de la responsabilité au sens de l’accountability anglo-saxonne, c’est-à-dire le fait d’inscrire dans les devoirs inhérents à une fonction ou à une mission le fait de rendre compte rétrospectivement des actes accomplis dans cette dernière. Du point de vue des intérêts contrôlés, ceux-ci seraient les mêmes que ceux contrôlés lors de la prise de fonction.
 
2) DES MODALITES DE SANCTION RENFORCEES EN CAS DE CONFLITS D’INTERETS INTENTIONNELS : LA PLACE DU DROIT PENAL
 
Proposition 16
Le droit français contient aujourd’hui nombre de dispositions qui permettent de sanctionner pénalement les conflits d’intérêts, dès lors que les comportements en la matière sont intentionnels, c’est-à-dire que la situation est délibérément exploitée (3). Cependant, au-delà des possibilités textuelles, très peu de sanctions sont effectivement prononcées.
Il faut favoriser la sanction pénale effective des comportements intentionnels vis-à-vis des situations de conflits d’intérêts, c’est-à-dire les situations dans lesquelles une personne a clairement choisi de contourner les règles précédentes, règles d’incompatibilité ou de régulation fine.
Pour cela, il peut être utile de donner à certaines structures collectives (associations, syndicats, ordres professionnels), un pouvoir élargi de saisine des juridictions pénales, sur le modèle classique de la saisine par des associations dans les différents domaines concernés. Tel est d’ores et déjà le cas, depuis la loi numéro 2013–1117 du 6 décembre 2013, en ce qui concerne la lutte contre la corruption.
Rappelons que la répression des conflits d’intérêts ne vise que les comportements intentionnels ; il n’est donc pas possible, et nous ne le préconisons pas, de sanctionner une personne du fait de sa situation objective de conflit d’intérêts, la répression étant limitée à la personne qui choisit de participer à un processus décisionnel prohibé en se trouvant en situation de conflit d’intérêts.  
 
(1) Le Baromètre de la confiance politique du CEVIPOF est la référence pour mesurer la valeur cardinale de la démocratie : la confiance. Depuis 2009, il dévoile les niveaux de confiance accordée aux acteurs politiques, sociaux et économiques par les Français. Il révèle les degrés de confiance personnelle et interpersonnelle. Il divulgue enfin les perceptions de l’avenir articulées entre optimisme personnel et pessimisme collectif.
 
(2) Un nouveau règlement est entré en vigueur au Parlement de Strasbourg, censé apporter plus de transparence dans les activités des responsables européens. Dans son dernier rapport l’ONG Transparency International estime qu’il reste beaucoup à faire notamment sur les conflits d’intérêts. En toile de fond, le scandale qu’avait provoqué la reconversion de l’ancien président de la Commission, José Manuel Barroso, chez Goldman Sachs.

 
(3) La Cour de cassation interprète même l’infraction de prise illégale d’intérêts, qui permet de sanctionner nombre de conflits d’intérêts dans un cadre public, de manière particulièrement extensive, interprétation contre laquelle le Rapport Sauvé a d’ailleurs pris position, proposant une réduction de celle-ci. Rapport Sauvé, préc, 30-40, et pour une réaction pénaliste, J.-M. Brigant, « Affaires, conflits d’intérêts, probité… Cachez cette prise illégale d’intérêts que je ne saurais voir », préc., n°6 et 13-14
 

 

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