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Faudrait-il passer le vivant et la planète en comptabilité ?

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La comptabilité fait toujours office d’épreuve de vérité. Face à l’urgence du vivant, elle interroge nos conventions, nos calculs, notre rapport au monde.

 
Nous sommes aujourd’hui acculés à une urgence : maintenir le vivant qui garantit l’habitabilité de la Terre. Répondre à cette urgence oblige à identifier dans nos systèmes comptables les manques ou les anomalies qui nous maintiennent aveugles à la destruction des ressources. Démarche de prudence par excellence, cette nécessité fait apparaître le besoin de renseigner sur les impacts écologiques et humains des organisations. Ces impacts sont à considérer comme des obligations pour « répondre du vivant » dont nous sommes solidaires. Autant de questions rarement traitées que le dernier forum BioRESP animé par Dorothée Browaeys a abordé avec une pléiade d’experts du sujet.
 
Les constats sont implacables : les limites planétaires et biologiques interrogent les causes de la destruction des ressources et des conditions d’existence. Il s’agit de sortir d’une impasse puisque nos activités humaines en arrivent à hypothéquer l’habitabilité de la Terre. Nous nous situons face à un double enjeu vital : visiter nos capacités de transition et réviser nos manières de compter pour intégrer le maintien des écosystèmes dans l’économie.
 

Les supports de notre survie ne sont pas pris en compte

L’économie repose sur des conventions comptables qui d’ailleurs restent très éloignées du débat public. Pourtant, ces dernières définissent les objets et les valeurs dont nous prenons soin collectivement. Or il semble que les biens communs (air, eau, sols, biodiversité) et les milieux de vie ne soient pas pris en compte dans nos comptabilités. Tout se passe comme si les supports de notre survie étaient négligés, hors des radars des acteurs chargés de donner une image des activités humaines.
 
En interrogeant la véracité du « substituable ou du compensable », la comptabilité apporte une attention à l’analyse de la réversibilité des dérèglements écosystémiques et climatiques. Elle oblige ainsi à se positionner fermement, à assumer les choix politiques qui affectent des valeurs et des priorités aux choses. Dans la perspective d’une transition bioéconomique, il est de fait indispensable de compter et mesurer correctement des matières issues du vivant (pour assurer leur régénération). Oystein Dahle, ancien président d’Exxon pour la Norvège et la mer du Nord, déclarait déjà en 2001 : « Le socialisme s’est effondré parce qu’il n’a pas laissé le marché dire la vérité économique. Le capitalisme peut s’effondrer parce qu’il ne permet pas au marché de dire la vérité écologique. »
 
Il faut donc changer de système. La modernité est remise en question, à commencer par la « religion industrielle », pour reprendre le titre du livre de Pierre Musso, par laquelle sont installés des mythes, depuis les premiers monastères jusqu’au développement du scientisme, qui ont fait croire à un monde parfait et régulier. Or le vivant n’est pas parfait, il est plein de failles et d’inconnues. Il nous faut ainsi « parier sur les possibles du vivant, ses équilibres mais aussi sa puissance, parce qu’il représente notre « assurance-vie » écrit Dorothée Browaeys dans son livre L’Urgence du vivant. Elle poursuit : « Notre époque est confrontée à deux alternatives, deux progrès discordants : profiter des dynamiques du vivant ou bien se fier aux automates. » Si l’on considère que le milieu nous forge et que« nous sommes faits de relations, d’engrangements d’histoires », il nous faut convertir nos boussoles économiques, trouver de nouveaux indicateurs de richesse, de nouveaux modèles d’entreprises, mais aussi de nouvelles comptabilités donnant une image fidèle des impacts des activités humaines.
 

Donner une image fidèle

Alexandre Rambaud est chercheur au Cired, coresponsable de la future chaire Comptabilité écologique (AgroParisTech Université Paris Dauphine, Université Reims Champagne Ardennes). La comptabilité, affirme-t-il, « est fondamentalement, depuis son origine mésopotamienne, un système de représentations et de traductions pour agir, organiser, analyser, etc. » L’économie est restée très longtemps dans l’idée mythique que la comptabilité financière reflétait la réalité du monde des entreprises. Mais il faut aller y regarder de plus près et repérer les « partis pris » qui s’y logent.
 
Depuis le début de la modernité (et notamment les apports de Domenico Manzoni en 1554), la logique comptable s’appuie sur deux instruments : un bilan et un compte de résultat. Le bilan raisonne en termes de passif/actif, autrement dit en termes d’obligations/moyens. Au passif figurent donc les obligations. Jusqu’à présent, il n’y a eu qu’une seule obligation : rembourser un capital financier emprunté. La façon de s’acquitter de cette dette qui permet de faire de ce capital placé au passif un moyen, est de provisionner à l’actif un amortissement sur une certaine durée de temps jusqu’à extinction de la dette. L’amortissement est donc la façon de transformer une obligation (cosa vive) en moyen (cosa morte). L’amortissement n’est rien d’autre que le coût consenti pour maintenir l’intégrité du capital financier de façon à répondre à l’obligation de le rembourser.
 
En mars dernier, le rapport Notat-Sénard a réintroduit, à la suite d’autres analyses, une réflexion démontant le mythe de l’image fidèle assurée par la comptabilité financière : « De même que le droit des sociétés a pu apparaître décalé avec la réalité, la comptabilité strictement financière ne donne pas une image fidèle de la pratique des entreprises », indique ce rapport. Aussi recommandait-il, prudemment, d’« engager une étude concertée sur les conditions auxquelles les normes comptables doivent répondre pour servir l’intérêt général et la considération des enjeux sociaux et environnementaux ». Alexandre Rambaud regrette à ce propos que le projet de loi PACTE (Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises), adopté par l’assemblée nationale le 9 octobre dernier et qui sera discuté au Sénat en janvier 2019, n’ait malheureusement pas suivi cette recommandation.
 
Du coup, si l’on veut aller plus loin, la question est de savoir ce que l’on met dans le « cadrage », le système de représentations de la comptabilité. Le concept de capital naturel a toute sa place ; mais comment parvenir à l’intégrer dans « des lieux qui comptent : les normes comptables, la comptabilité gestion, les systèmes intégrés de gestion des entreprises, les comptes nationaux, etc. ?», se demande Alexandre Rambaud. Selon lui, il s’agit de traiter le capital environnemental et le capital humain comme le capital financier. Les obligations sont alors triples : il faut rembourser non seulement le capital financier, mais aussi le capital humain et social ainsi que le capital environnemental (figurant donc au passif du bilan). Ces nouvelles obligations – sous forme d’amortissements appropriés (figurant donc à l’actif du bilan) – correspondent au coût de leur maintien, chaque fois que l’on souhaite les utiliser, donc en faire des moyens.
 
Une telle démarche a pour conséquence que ni les hommes ni « l’environnement » ne sont plus considérés comme de simples moyens utilisables à l’envi… Leur usage oblige à assumer la contrainte de leur maintien. Alexandre Rambaud plaide donc pour une comptabilité en triple capital (financier, humain et environnemental). Chaque capital (figurant donc au passif du bilan) est attaché à un droit, à une éthique, à des choses qu’il faut respecter (cosa vive). Comment le respecter ? En assurant en permanence leur maintien sous forme d’amortissement (figurant à l’actif du bilan) quand on les utilise comme moyens, comme des choses que l’on peut contrôler, utiliser, comme on le souhaite (cosa morte).
 

Préserver le capital naturel

Préserver le capital naturel implique de prendre en compte la notion de seuil écologique, c’est-à-dire de basculement d’un état stable d’un écosystème à un état alternatif produit par une pression extérieure, avec une irréversibilité éventuelle. Autrement dit, une manière d’assurer la résilience des milieux naturels, c’est-à-dire leur capacité à se maintenir dans le temps malgré des perturbations, consiste à les maintenir à l’écart des seuils écologiques, que l’on peut déterminer scientifiquement. Ainsi, en 2009, le Centre de la résilience de Stockholm (Stockholm Resilience Center) a proposé neuf « limites planétaires » (planetary boundaries) à ne pas dépasser.Or pour cinq de ces critères, l’érosion de la biodiversité, la conversion des écosystèmes terrestres, les cycles du phosphore et de l’azote, et le changement climatique, le seuil est déjà atteint.
 
Le WWF a lancé plusieurs initiatives pour avancer dans le sens d’une intégration de ces seuils dans l’économie. Ainsi, l’outil « One planet approaches », développé avec l’IUCN des Pays-Bas vise à accompagner les organisations sur l’ensemble des limites planétaires. Le programme « Global deal for nature and people » va tenter d’aboutir en 2020, pour la conférence des parties sur la biodiversité, à un accord aussi robuste que celui de Paris sur le climat.
 
En miroir, une autre façon de considérer les variations du capital naturel, et ainsi d’éclairer les politiques publiques, consiste à déterminer des indicateurs qui décrivent l’évolution « positive » du développement durable sur la planète. Le groupe de travail du Conseil national de l’information statistique (CNIS) sur les indicateurs des 17 objectifs de développement durable, présidé par Jean-René Brunetière, a ainsi rendu publique en juin 2018 une liste de 98 indicateurs et d’une soixantaine de recommandations. Adaptés à la situation française, ils couvrent les 17 objectifs de développement durable (ODD) adoptés par les Nations unies en 2015.
 

A la recherche d’une nouvelle boussole

On peut s’interroger sur la pertinence qu’il y aurait à ce que le vivant soit la nouvelle boussole de la comptabilité des entreprises. « Peut-on faire de l’économie faite avec le vivant le cadre général à partir duquel on dessinerait la trajectoire souhaitée pour reconstruire les productions humaines et sociales ? », interroge l’économiste Jean-Paul Karsenty, membre-fondateur de Tek4Life ?
 
Pour répondre à cette question, des expérimentations portant sur la « méthode Care » sont actuellement en cours. Le cabinet Compta Durable est en France le « bras expérimental » de cette méthode. Hervé Gbego, son fondateur et président, explique que sa mission est d’aller vers les entreprises pour analyser concrètement comment elles peuvent mettre en place cette nouvelle comptabilité en fonction de leur modèle économique : « Nous commençons par demander aux entrepreneurs de nous dire leurs enjeux clés, ce qui est capital pour eux, ce qui est donc à conserver dans leur bilan. On calcule finalement une dette environnementale à rembourser à partir d’un plan d’action, du meilleur scénario apte à régler le problème environnemental ou humain qui leur est posé. »
 
Si les méthodes de comptabilité en « triple capital », telle Care, ont le vent en poupe, il ne faut pas oublier d’autres approches qui tentent d’intégrer les données environnementales dans le calcul économique. Jean-Christophe Martin, économiste à Vertigo Lab, un bureau d’études et de recherche en économie de l’environnement, passe au crible les principales méthodes d’analyse de cycle de vie (ACV) qui permettent d’évaluer les impacts socio-économiques découlant de tel ou tel portefeuille d’actifs, par exemple les émissions de polluants et de déchets.
 
Ainsi, à l’échelle d’une entreprise, divers outils d’information et de comptabilité sont susceptibles d’aider les managers à améliorer les performances sociales et environnementales d’un projet ou d’une activité. Par exemple, ils rendent visibles les impacts et les dépendances, les coûts et les revenus associés à l’utilisation de la biodiversité et de ses services écosystémiques.
À l’échelle du périmètre global de l’entreprise, des outils de bilan, de récapitulation des efforts engagés par l’entreprise, des résultats obtenus, de la valeur des actifs naturels, etc., lui permettent de rendre compte à la société civile, aux investisseurs et à l’État, à la manière d’un bilan des responsabilités de l’entreprise. À l’échelon supérieur, régional ou national, une comptabilité « macro » vise à donner une image globale d’une situation, telle la qualité des écosystèmes d’un territoire. Par exemple, comme certains indicateurs de développement durable, certaines évaluations comptables sont construites d’après des images satellitaires avec des unités de compte construites biophysiquement.
 

Comme une église qui se vide

Toutefois, ce qu’il manque sans doute pour que les comptabilités socio-environnementales prennent leur juste place, c’est une évolution des mentalités au sein du « monde de la finance ». Pour Patrick de Cambourg, président de l’Autorité des normes comptables, le monde de la finance est un peu comme une église qui se vide de ses fidèles à force de tenir des discours restrictifs où l’on ne comptabilise que ce que l’on sait mesurer en monnaie. « Si l’on pense que la comptabilité au sens strict, dans les normes nationales ou internationales, est l’alpha et l’oméga de l’information sur les entreprises, ’’l’église’’ va devenir de plus en plus vide : la valeur de l’entreprise est déconnectée de la valeur dans les livres ; ainsi l’écart entre la capitalisation boursière pour les entreprises cotées et cette valeur est très grand. Et puis, toutes les dimensions sociétales, la responsabilité de l’entreprise ne sont que maladroitement prises en compte. »
 
Selon lui, sachant qu’aucune évolution n’est à attendre aux États-Unis, où la dérégulation règne désormais, l’Europe et la France ont un rôle à jouer alors que les parties prenantes les plus proches du terrain, à commencer par les citoyens, sont en attente d’une meilleure intégration de l’environnement dans les décisions.
 

Le retour du politique

Aux yeux de Delphine Batho, député des Deux- Sèvres, présidente de Génération Écologie, ancienne ministre de l’écologie, du développement durable et de l’énergie (juin 2012-juillet 2013), il convient de partir du constat de « l’échec radical de tous les instruments mis en place jusqu’à ce jour pour essayer de changer de trajectoire » (quotas d’émission, certificats d’économie d’énergie, certificats d’économie de produits phytosanitaires). Tous ces instruments se situent dans « des logiques dans lesquelles on crée des systèmes d’échange ou de marchandisation de la pollution ». Elle souligne « le besoin d’inventer des instruments nouveaux et efficaces, parmi lesquels les modes de comptabilité ». Selon elle, il faut « dévaloriser le capital des entreprises polluantes, sortir de la logique où le profit est assis sur la destruction de la nature », puis introduire cette norme sociale dans la comptabilité.
 
Toutefois, nuance-t-elle, faisons attention à ne pas plaquer sur la nature tous les termes de l’économie de marché. Si la notion d’empreinte écologique est parlante, celle de capital naturel lui paraît ambiguë « car on ne peut réduire la nature à sa valeur économique. La nature a une valeur sensible, sociale, politique, philosophique. » De même, « la notion de dette écologique laisse entendre qu’elle est remboursable alors qu’une partie des destructions sont irréversibles et que tout n’est pas compensable ».
 
Selon Delphine Batho, le cœur du débat est la question des limites planétaires qu’il faut traduire dans le droit de l’environnement. Quant à savoir comment ce droit pourra être en adéquation avec le droit comptable qui s’impose dans les entreprises, c’est en sortant le débat sur la comptabilité socio-environnementale des cercles de spécialistes que l’on y parviendra peut- être. « Il faut faire de cette comptabilité une question politique et démocratique, en en simplifiant la compréhension. Il sera temps, ensuite, de s’appuyer sur tous ceux qui pourront soutenir ce combat. »
 
Ce texte est issu des travaux et interventions collectées par Jean-Jacques Perrier lors du dernier Forum BioRESP « Nouvelles boussoles pour la transition bioéconomique »

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