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Intelligence artificielle

L’antihumanisme radical de l’Intelligence artificielle

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Pas un jour sans que l’on parle d’Intelligence artificielle, grand mal ou grand bien du siècle. Menace pour l’humanité, moteur consubstantiel de la croissance économique, monstre liberticide, exterminateur de l’humanité ou bienfaiteur omnipotent, conçu pour nous aider, nous augmenter mais aussi nous surveiller pour peut-être nous soumettre ou nous faire disparaitre. Objet de tous les fantasmes, condensé dans un acronyme qui renferme tout l’univers de l’hypermodernité, l’IA mérite une pause, une réflexion, un regard critique. C’est ce que vient de faire le philosophe Eric Sadin dans son dernier ouvrage, une critique sans complaisance mais singulièrement clairvoyante du phénomène IA.
 
Au fil de ses livres, Eric Sadin est devenu le penseur incontesté du numérique. Il en a montré l’émergence, la puissance et les risques. Mais désormais, le numérique a changé d’échelle et de nature. Il ne consiste plus seulement à permettre le stockage, l’indexation et la manipulation aisée de corpus de chiffres, de textes, de sons, d’images. Il s’érige comme une puissance alèthéique. Une instance vouée à exposer l’alèthéia, la vérité, au sens de la philosophie grecque : celui du dévoilement, de la manifestation de la réalité des phénomènes au-delà de leurs apparences.
 
Dès les premières pages de son livre, Eric Sadin donne le ton. Le numérique « se dresse comme un organe habilité à expertiser le réel de façon plus fiable que nous-mêmes ». Ce qui est nommé « Intelligence artificielle » prend la forme d’une entité douée du pouvoir de dire, toujours plus précisément et sans délai, l’état supposé exact des choses. Une entité résolument anthropomorphique, cherchant à attribuer à des processeurs électroniques des qualités humaines, et plus spécifiquement celles d’évaluer des situations et d’en tirer des conclusions.
 
Sadin rappelle que nul artefact, au cours de l’histoire, n’a résulté d’une volonté de reproduire à l’identique nos aptitudes, mais plutôt de pallier nos limites corporelles. Aucun ne procédait d’un décalque absolument mimétique mais plutôt d’une dimension prothétique, pour combler nos insuffisances physiques. Toutes les machines de l’histoire sont nées ainsi. Or, aujourd’hui, les architectures qui façonnent les machines computationnelles sont modélisées sur le cerveau humain. Le vocabulaire même de l’IA emprunte sans vergogne son lexique à celui des sciences du cerveau, le nôtre. Puces synaptiques, réseaux de neurones, processeurs neuronaux… ne serait-ce que par le vocabulaire nous entrons dans l’âge anthropomorphique de la technique.
 

Anthropomorphismes

Mais, tient à préciser l’auteur, cet anthropomorphisme ne recherche pas la copie stricte et conforme. Il contient sa propre logique et s’articule en trois dimensions. C’est un anthropomorphisme augmenté, extrême ou radical, qui cherche certes à se modaliser sur nos capacités cognitives, mais en les prenant comme des leviers afin de construire des mécanismes qui s’inspirent de nos mécanismes cérébraux pour aller plus loin, être plus rapides, plus efficaces, plus fiables, tout en étant tendanciellement inaltérables.
C’est aussi un anthropomorphisme parcellaire qui n’a aucune vocation à embrasser ou reproduire l’intégralité de nos facultés cognitives. Il ne cherche pas à reproduire notre esprit tourmenté par mille questions souvent sans réponses. Il est seulement destiné, pour le moment, à assurer, mieux que nous, des tâches spécifiques.
C’est enfin un anthropomorphisme entreprenant, envisagé comme une puissance capable d’engager, de façon automatisée, des actions en fonctions de conclusions arrêtées.
 
L’IA n’est pas une innovation comme une autre. Pour Eric Sadin, elle représente « un principe technique universel » qui suit toujours la même systématique : analyse le plus souvent en temps réel des situations diverses en vue d’engager des actions adéquates, éventuellement de façon autonome. Cette logique est appliquée dans tous les registres de notre vie personnelle ou sociale : dans le cadre de notre corps, de notre rapport aux autres, de notre habitat, de l’organisation de notre ville, de nos transports, de notre profession, de notre santé, de nos activités bancaires, mais aussi dans les univers de la finance, de la justice, du militaire et même du fonctionnement des véhicules de nos mobilités modernes. Sadin insiste pour que nous comprenions bien qu’il s’agit de l’émergence d’une « technologie de l’intégral ».
 
Eric Sadin
 
De ce fait, par leur sophistication croissante, ces dispositifs alèthéiques sont appelés « à imposer leur loi, orientant du haut de leur autorité les affaires humaines ». Ils le font à différents degrés allant de l’incitation à la prescription en passant par la coercition.  Pour Sadin, « l’humanité se dote à grand pas d’un organe de dessaisissement d’elle-même ». Il ajoute « Un statut anthropologique et ontologique inédit prend forme qui voit la figure humaine se soumettre aux équations de ses propres artefacts ». Il suffit de regarder du côté de la Chine et de l’immense chape de surveillance algorithmique des citoyens qui est en train de se mettre en place pour se convaincre qu’Éric Sadin n’est pas en plein délire paranoïaque.

LIRE DANS UP : La Chine est en train de devenir la première dictature numérique du monde

L’enjeu du siècle

Le livre de Sadin s’inscrit dans une filiation assumée avec celui de jacques Ellul La technique ou l’enjeu du siècle (1954). Toutefois, la période actuelle se distingue fondamentalement de celle d’Ellul. La technique n’est plus une simple force extérieure s’exerçant sur certaines séquences du quotidien. Elle a franchi trois seuils. Les technologies numériques ont d’abord une portée « totalisante » ; elles sont vouées à s’immiscer dans tous les pans de la vie. Elles ont ensuite un pouvoir d’« infléchissement » des comportements, destiné à orienter l’action humaine. Enfin, la technique n’est plus un champ autonome ; les technosciences sont inféodées aux instances économiques qui dictent les trajectoires à adopter.  
Autant Ellul, en pleines Trente glorieuses, nageait à contrecourant quand il dénonçait avec des accents marxistes la sacralisation de la technique, autant Sadin se trouve dans un contexte très différent. Il n’est pas le seul, en ce siècle tourmenté, à s’inquiéter de l’alliance entre les technosciences et l’économie utilitariste omnipotente. Mais, selon lui, certains discours sont des impostures. Il faut se méfier des propos sensationnalistes d’un Elon Musk craignant que l’IA ne détruise l’humanité, ou ceux des ingénieurs des GAFA convoquant l’éthique et l’asservissement de la machine à l’homme pour se donner bonne conscience. La technoéconomie n’a qu’une ambition selon lui : accroître l’expertise des systèmes pour que l’IA devienne « la main invisible automatisée » des marchés, jusqu’à « organiser la fin du politique ».
 
Dans son réquisitoire, Eric Sadin ne manque pas d’arguments même si ces critiques du techno-libéralisme jouxtent parfois la caricature. Il n’en demeure pas moins qu’il pose des questions d’ordre civilisationnel auxquelles nous devons, sans tarder, nous attacher à trouver des réponses.
 
 
Eric Sadin, L’Intelligence artificielle ou l’enjeu du siècle, L’Échappée, 298 p., 18 euros.
 

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