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Valeurs, échanges, convivialité : comment sortir des pratiques économiques hors sol ?

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La 5ème rencontre de l’Université populaire de la mairie du 2e arrondissement de Paris s’est tenue le 19 mai 2015. Elle a réuni Maximilien Rouer, fondateur de BeCitizen et concepteur de l’économie positive ; Carine Dartiguepeyrou, prospectiviste, docteur en sciences politiques qui expérimente différentes « voies de la résilience » pour redonner du souffle créatif à nos sociétés et Cécile Renouard, professeur de philosophie sociale et politique au Centre Sèvres et directrice du programme de recherche CODEV  » Entreprises et Développement « , de l’Institut ESSEC Irené.
L’échange fut vif et profond, sincère surtout. Les trois invités ont présenté les leviers qu’ils inventent pour les transitions à accomplir : écologie de l’action, indicateur de capacité relationnelle, développement intégral. Compte-rendu. 

En introduction, Dorothée Browaeys, coordinatrice de cette université populaire, rend hommage à Hélène Combe, qui vient de décéder. Elle fut une inspiratrice du mouvement FAIR (Forum pour de nouveaux indicateurs de richesse) qui vient de jouer un rôle majeur pour accompagner le vote de la loi promue par Eva Sas, fixant de nouveaux indicateurs et référentiels pour piloter les politique publiques. Dans la foulée de ce vote, le Conseil d’analyse économique et environnementale (CESE) et France Stratégie ont organisé une consultation citoyenne dédiée aux indicateurs complémentaires du PIB pour changer l’action publique.

Les pratiques hors sol s’en réfèrent à la bifurcation socio-historique du XVIIIème siècle qui a laissé pour compte l’école des physiocrates – prônant une économie enchâssée dans l’écosphère – pour adopter l’économie libérale et productivisme, sans rapport avec le réel thermodynamique et ses limites.
Confrontées à cette dénégation, les pratiques économiques sont en train de se recomposer. Mais nous ne voyons pas clair sur les solutions pour remettre la nature dans les logiques économiques : rapport comptable à la nature, reconnaissance du rôle économique des services rendus par la nature, logique de monétarisation s’est déjà exprimée avec l’adoption des marchés de CO2…

La parole est donnée au premier intervenant, Maximilien Rouer. Diplômé d’AgroParisTech, co-animateur de Greenflex, Maximilien a pour ambition d’intégrer les entreprises dans le travail de restauration des impacts causés à la nature. Son engagement s’est forgé à l’occasion de la sécheresse aigue de l’été 2003 en France, qui constituait un des premiers symptômes de changement climatique. Cet épisode de canicule a servi de catalyseur à une prise de conscience des risques, de la perte de sens et à la possibilité de penser une « économie positive » et des « réparations ».

Les acteurs socio-économiques sont démunis face aux régulations concurrentielles : alors que les acteurs en situation de monopole peuvent planifier les tâches, le jeu de chaises musicales des entreprises compromet les éléments de stabilité. Face à ce contexte, les approches écologiques à l’époque prêchaient une baisse radicale de la consommation, une approche incomplète aux yeux de Maximilien Rouer, en raison des quantités de carbone déjà présentes dans l’atmosphère : il fallait faire plus que se retenir d’émettre du CO2.
Tout peut être pensé autrement, selon M. Rouer, si l’on inverse le regard en considérant les avantages des infrastructures au bilan positif. Il est techniquement possible de bâtir des habitacles à énergie positive, avec des matériaux recyclables. Une logique qui peut s’étendre à l’agriculture, au transport notamment, développés sur la base des technologies existantes.

Dorothée Browaeys interroge : comment les entreprises se représentent-elles l’économie positive ?

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Pour Maximilien Rouer, l’entreprise fait face à des contraintes de coûts : par exemple, il est quatre fois moins coûteux de bâtir des locaux avec de la laine du verre et du béton, plutôt que de la pierre et du bois. Les acteurs doivent intégrer une approche intégrée pour juger des projets développés, en appréciant les impacts sur la santé, la biodiversité, le climat, l’énergie, et les ressources (externalités).

Carine Dartiguepeyrou intervient dans la foulée pour souligner combien « nous sommes tous en recherche de congruence ». L’objet de la discussion est d’identifier les leviers de transformation ou de métamorphose (Edgar Morin) des systèmes de valeurs. Auteur du livre « Au-delà de la crise financière, Nouvelles valeurs, nouvelles richesses », Carine Dartiguepeyrou a réalisé une cartographie de profils socioculturels, chacun mû par un système de valeur propre :
– Les représentants des modernes, adeptes du progrès, et du matérialisme, défendant les idéaux de la liberté et de la démocratie ;
– Les traditionnalistes, enracinés dans un terroir, attachés aux valeurs de la famille et du respect de l’autorité ;
– Une Nouvelle Avant-garde d’acteurs des changements actuels : produit de la génération Y et fécondés par l’ère numérique, les sujets connaissent un rapport de conscience au monde élargi, redessinant les modèles éthiques inspirés par le respect de la biodiversité et de l’écologie. On compte notamment parmi ces précurseurs des partisans de la sobriété volontaire et de la société d’abondance frugale. Ils forment des communautés d’acteurs résilients.
L’écologie sert de contrepoids aux comportements compulsifs et au ressenti d’angoisse ou de vide, et permet de replacer l’individu dans une conscience de soi. La représentation de la Nature passe par la convocation des transcendances oubliées, aux côtés des nouvelles formes de spiritualité et de l’intérêt porté pour l’art et la culture. En trame de fond de cette scène des acteurs, le contexte économique de la paupérisation force à valoriser des richesses extra matérielles.

Dorothée Browaeys remarque que les jeunes des grandes entreprises participent de l’émergence de nouvelles formes d’émancipation puisant dans les milieux alternatifs. Pour Carine Dartiguepeyrou, cette minorité active noue des relations solidaires et interdépendantes au travers de dons et contre-dons, et manifestant des sentiments empathiques. La précarité des conditions économiques actuelle est compensée par les mouvements de l’économie collaborative, et de ses nouvelles valeurs.

Cécile Renouard a débuté son parcours par une thèse de philosophie et s’est intéressée à l’intégration socio-économique des groupes locaux, impactés par les multinationales, implantées dans des pays d’Afrique (Nigéria et Kenya). Son cursus, en passant par EHESS et l’ESSEC, lui a donné le goût pour une approche territoriale, au carrefour des disciplines. Son travail s’attache à façonner des analyses qualitatives, tenant compte bien sûr du « quantitatif qui rassure ». Elle juge que la responsabilité des entreprises est noyée dans le discours libéral du développement durable, qui affiche une logique « gagnant-gagnant » sans même déceler les contradictions dans les termes.

A l’époque, les indicateurs de richesse se prêtaient à divers modèles, dont celui, concurrent, élaboré par une équipe du MIT (Massachussetts Institute of Technology) et promu par Esther Duflo. De son côté, Cécile Renouard a suggéré des indicateurs de capacités relationnelles, en s’inspirant des travaux d’Amartya Sen et de Martha Nussbaum, privilégiant la dimension holistique des communautés, pour révéler les capacités d’autonomie des individus et des groupes. Au-delà des conditions de vie et de l’accès aux services publics, ce référentiel présente un éventail de critères :
– Le premier considère les liens relationnels qui se traduisent par l’intégration à des réseaux et se matérialisent par des moyens des transports, des communications et des accès à l’information ;
– Le deuxième critère évalue la confiance donnée et reçue, les possibilités d’entraide par des relations proches ;
– Le troisième appréhende la participation à des groupes et les engagements civiques et politiques, à travers, par exemple, le droit de vote.

Le principal enjeu consiste à éviter les benefice captors (ainsi nommés car ils reçoivent les avantages à l’exclusion des communautés, profitant du clientélisme) qui privent les canaux de distribution des ressources de toute utilité, alors que les biens sont destinés au plus grand nombre. Dans le delta du Niger, 50 millions de $ sont versés chaque année aux communautés locales, en échange des déductions fiscales accordées vis-à-vis des impôts nationaux. C. Renouard estime que les grands groupes ne projettent pas leurs financements locaux, et ne cherchent pas à désamorcer les pratiques de prise de pouvoir par des benefice captors opportunistes.
Son implication auprès du groupe Total a finalement permis aux représentants de l’entreprise de saisir les conséquences de leurs actes. Cette brèche a introduit des projets plus durables, comme par exemple, le sort des populations après le départ de l’entreprise, ou la promotion de projets d’émancipation électrique. À dire vrai, les forces vives de l’entreprise restent prisonnières de leur coeur de métiers, et la RSE déconnectée des centres de direction financière. Les instances dirigeantes sont prises dans leur habitus professionnels, à l’origine d’une véritable schizophrénie (déconnectée des aspirations personnelles à plus de justice sociale). Les obstacles à la conception de projets n’est pas technique, mais elle n’est pas non plus financière, elle est cognitive, psychologique, et culturelle. Franchir l’abîme qui sépare la culture d’entreprise de la nécessité de changements réels demande une bonne dose de courage et de volonté.

Michel Blay intervient pour clarifier le contexte de l’entreprise. M. Blay ne croit pas à la possibilité pour l’entreprise d’agir éthiquement hors du cadre du profit. Selon lui, le cercle des décideurs se situe au niveau des actionnaires et des investisseurs ou fonds de placements, qui balisent les sentiers de financement. La notion de parties prenantes est trompeuse.

Carine Dartiguepeyrou reprend la parole pour préciser son propos et interpeller l’auditoire sur ces catégories-type de la Nouvelle Avant-Garde : les mouvements de transition ne se reflètent pas précisément dans la même communauté de valeurs, mais on constate un retour des valeurs inspirées de la spiritualité et de la philosophie, manifestant une ouverture de voies alternatives comparables et similaires parfois, mais non homogènes. Par ailleurs, Carine Dartiguepeyrou rappelle que Patrick Viveret (La logique mortifère) a bien analysé les mécanismes de la captation de valeur, en identifiant les échelons de la captation de valeur, où des systèmes instrumentalisant sont mis en place pour capitaliser la richesse. Mais la question de la répartition de la valeur suppose non seulement une définition de ces nouvelles valeurs, mais aussi une gestion appropriée. A cet égard, l’État est à juste titre perçu comme source d’injustice sociale, décrédibilisant son activité dans la gestion des communs. La chercheuse remarque par ailleurs que le Leadership n’est pas une qualité individuelle mais une qualité partagée par des collectifs qui doit dépasser les immobilismes individuels. Les individus cherchent l’émancipation mais manquent de vision partagée, ce qui les amène à surinvestir les facultés des institutions politiques à stimuler une vision d’avenir (présidence de la République, Ministre, action bureaucratique, etc.). Le leadership ne devrait connaître d’autre règle que le courage.

Dorothée Browaeys donne la parole à l’auditoire

Jean Paul Karsenty (économiste, CETCOPRA) rebondit : les chefs d’entreprises pourraient davantage se considérer non pas comme partie prenante mais comme instance comprenante et apprenante, complémentaire et créative. La démarche de l’action entreprenariale doit être repensée pour laisser les acteurs désinvestir et définancer des secteurs.

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Cécile Renouard : des indicateurs apparaissent pour évaluer le reporting extra-financier qui sont utilisés, par exemple par l’AFD ou Danone, par des investisseurs financiers, fonds d’investissements et actionnaires. Il est nécessaire de renverser la priorité systématiquement dévolue à la rentabilité financière. Economiquement, à condition de considérer le salaire d’efficience, il est justifié de plafonner les revenus (facteur 12), ou d’envisager l’empreinte nette sur société. (Alain Grandjean). Pour l’instant, les questions de répartition des salaires et de fiscalité ne sont jamais considérées.

Carine Dartiguepeyrou revient sur la question de la valeur même : à l’heure où le temps est devenu la monnaie, les individus accordent plus d’importance au temps, aux données et sphères d’intimités personnelles.

Thierry Salantin interpelle l’auditoire sur les digital natives : les jeunes générations perdent de vue l’impact énergétique des infrastrustures numériques (10 % de la consommation énergétique dans les pays développés), la rareté des métaux abondamment exploités, et la difficulté de traitement des DEEE (déchets électriques et électroniques). Il suggère de les nommer digital naïfs. Il ajoute que la sacralisation du développement égare notre génération. Il faut savoir que c’est Maurice Strong (membre fondateur du GIEC) qui a présenté le développement comme une nécessité pour contrebalancer l’impératif de protection de l’environnement.

M. Rouer présente l’activité de Greenflex : autour des missions de conseil, son rôle consiste à identifier des points d’ententes et congruences entre un projet collectif possible et souhaitable, au regard de la biodiversité, du climat par exemple, et des marges de manœuvres identifiables pragmatiquement.

Pour répondre à la critique de l’usage du mot « développement » de Th. Salantin, Dorothée Browaeys précise que le développement peut être vu comme un stade embryonnaire dont l’avenir biologique est tracé, ce qui laisse peu de place à l’imagination. Pour conclure, elle interroge les intervenants : quels mots permettent de se référer à du souhaitable et à du commun ?

Cécile Renouard se montre critique sur la logique gagnant/gagnant. L’idée de développement peut s’entendre dans le sens de l’encyclique de Paul VI, Popularum progressio (Le développement des peuples. 26 mars 1967) selon l’idée chrétienne du progrès personnel. Par contre, le terme de transition n’est pas un terme très adapté : on devrait ouvrir le champ aux termes de processus ou de métamorphose.
Les acteurs doivent échafauder une praxis des communs. Car l’économie actuelle est éclatée entre des pratiques divergentes (monnaies locales, multinationales et entreprises publiques nationales). La question climatique appelle une autre forme de gestion, à un niveau global.

Maximilien Rouer définit les entreprises libérées (par exemple Lip) comme donnant la puissance à une multitude. Il interpelle le public à propos du livre d’Alessandro Barrico, « Les Barbares – Essai sur la mutation », qui montre comment le numérique déstabilise les modèles de pouvoirs (court-circuits). Certes, le numérique présente l’attrait économique de pouvoir faire émerger des rendements croissants (comme l’information dont l’échange avantage chaque utilisateur). Mais M. Rouer questionne : « L’intelligence collective existe-t-elle sans guide ? Peut-elle orienter la société vers des projets déterminés ? ».

Carine Dartiguepeyrou estime que « L’humanité est prise dans une course contre la montre avec la crise climatique ». On assiste au basculement de paradigme en faveur d’une vision commune plus juste : un mouvement culturel s’ancre avec ses références (langues, rencontres..). Il est nécessaire d’appuyer les forces de vie de ce mouvement contre les forces mortifères.

En conclusion, Dorothée Browaeys annonce que l’Université populaire de la Mairie du 2e reprendra à l’automne 2015, pour une nouvelle année de rencontres centrées, sur Espoirs et signes de ré-générations.

Hadrien Kreiss, fondateur de Watch Out 

– Voir l’interview de Cécile Renouard

– Voir l’interview de Maximilien Rouer

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