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transition énergétique

Il était une fois … L’éolienne de Gedser

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Conjointement aux raisons écologiques qui ont favorisé la renaissance de l’énergie éolienne, les différentes orientations opérées par l’homme pour construire son avenir l’ont été sans vraiment respecter l’équilibre environnemental. Le sursaut récent de l’éolien révèle les caprices d’une énergie, toute à son image, qui a de tout temps obsédé l’homme qui, au gré des différentes révolutions économiques et industrielles, a pu en abandonner l’usage pour le reprendre ensuite. C’est paradoxalement à un moment où l’homme semble rompre définitivement son lien à la nature en la clonant, et qu’il ne peut plus se départir, qu’il doit penser globalement à en épouser les principes élémentaires s’il veut préserver ses chances de survie. Exemple avec l’éolienne de Gedser.
Dossier
 
L’artefact proposé est une éolienne productrice d’électricité qui peut être considérée comme la mère des éoliennes modernes. Elle a été conçue par Johannes Juul, ingénieur électricien danois, dans les années cinquante, au siècle précédent. Dans le cadre du projet ARIAD/R, l’innovation de J.Juul répond à différents critères. Elle connait plusieurs cycles de résurgence et, aujourd’hui, recouvre une certaine légitimité.
Outre un recadrage historique sur l’énergie éolienne et la spécificité danoise dans ce domaine, cet article permet de présenter, dans des contextes variés – économiques, industriels, culturels et sociaux l’originalité du prototype. Il permet également la reconnaissance de son créateur, la réhabilitation de son invention et la description du modèle danois d’énergie alternative à un moment où les questions sur la protection de l’environnement suscitent maintes interrogations au niveau mondial, suite notamment à la COP21 de Paris à l’automne 2015.
 
 
Dans la mythologie grecque, Eole, roi des Vents, vice-roi de Zeus, vit sur terre dans les iles éoliennes, archipel constitué de sept iles au nord-est de la Sicile, en Italie. Eole possède quatre vents principaux : Borée, le vent du nord (en latin Aquillon) ; Zéphire, le vent d’ouest (en latin Favonius) ; Notos, le vent du sud (en latin Auster), enfin Euros le vent d’est (en latin comme en grec). Dans l’Odyssée Homère raconte qu’Eole, désigné gardien des Vents par Zeus, alors qu’il quittait l’ile des cyclopes avec son armada de vaisseaux, fit présent à Odysseus d’un sac de cuir dans lequel il enferma tous les vents de tempête. Bien que le sac fût totalement hermétique, l’équipage trop curieux pensait y découvrir de l’or et l’ouvrît. Les Vents s’en échappèrent. Ils déclenchèrent une tempête furieuse qui les obligea, après des jours périlleux, à aborder la terre des Lestrygons peuplée de géants cannibales qui détruisirent tous les vaisseaux sauf un, en retrait de la terre, où se trouvait Odysseus. Durant l’épopée homérique, beaucoup plus tard, Junon, reine des Dieux, eut encore recours à Eole pour noyer Enée, son rival troyen.
 
On comprendra, à travers ces récits, qu’Eole, roi des vents, sait aussi, malgré toutes prédictions, être capricieux, et parfois décider le pire, pour être en fin stratège source de bien des épreuves. C’est, en l’occurrence, un des reproches que les détracteurs de l’énergie éolienne aujourd’hui, prénommés « vent de colère », lui font en prétendant qu’on ne peut pas faire confiance à Eole et, en conséquence, compter sur son énergie. Lorsque le vent est trop faible ou lorsqu’il est trop fort, Eole impose le repos du fonctionnement des machines, qui font usage de son pouvoir tout puissant, et qu’on ne saurait tenir pour fiables. Aujourd’hui, toujours plus éloignés de nos lointaines racines, victimes d’une certaine insouciance, nous n’objecterons pas, avec Eole, cette harmonie de l’univers, ce respect de la nature, jusqu’alors, garante de notre environnement. Ce débat est crucial et, en ce sens, l’éolienne de Gedser, depuis son érection dans les années cinquante, avec ses renaissances successives, en est un symbole fort.
 
Premières embarcations à voile égyptiennes vers 2000 avant JC
 
Si l’éolienne de Gedser est issue d’une tradition historique qui remonte au XIXe siècle, il faut aller beaucoup plus loin pour apprécier les différents usages qu’ont fait les hommes de l’énergie éolienne. Les embarcations dotées de voiles sont sans doute la première utilisation de cette énergie. Les historiens datent les premiers bateaux à voile de 3000 ans avant Jésus-Christ. Les moulins à vent sont également très anciens. Certains historiens de l’éolienne imaginent leur existence à plus de 3000 ans. Les plus anciens moulins attestés se trouvent dans la région du Sistan, région aride d’Iran et d’Afghanistan. Le moulin tour du Sistan est caractérisé par son axe de rotation vertical prenant le vent dans une fente verticale disposée dans la paroi de la tour. Le moulin à axe de rotation horizontal est celui des ailes entoilées, inspiré des boutres arabes qui remontaient les rivières. De toute évidence, il y a une relation entre le principe de la navigation à voile et celui de l’action énergétique des moulins à vent. Le mécanisme d’orientation au vent du capteur s’applique à la voile des boutres et s’obtient par rotation du mat de baume autour de l’axe verticale du grand mat. Ce principe est adopté dans les premiers moulins à vent.
 
Détail d’une enluminure montrant un moulin à vent au XIIIe siècle
 

Mais c’est au temps de la révolution mécanique, au XIIIe siècle, où de grands changements techniques voient le jour – naissance de l’arbre à came (qui permet de synchroniser le déplacement d’une pièce), de la bielle (qui permet, aux articulations, de transmettre une force), que l’on peut faire mention d’une exploitation de l’énergie éolienne. L’éolienne ancienne se présente comme un moulin-cabine à corps mobile pivotant sur son axe. Ce moulin est composé de quatre pales qui tournent autour d’un axe horizontal. Les historiens soulignent que, dès leur apparition en Occident, les moulins à vent sont très appréciés par les paysans, parce que les seigneurs imposent des taxes sur l’utilisation des cours d’eau qui coulent sur leurs terres. Mais Eole les exempte de ces impôts en substituant son énergie par celle des océanides, parce que, durant la féodalité, aucun statut législatif ne s’applique à l’éolien. Par son indépendance juridique et son faible coût, le moulin à vent incarne ainsi cette offensive antiseigneuriale. Même si l’implantation d’un moulin à vent est jugée comme un empiètement et condamnée comme telle, l’exploitation de l’énergie éolienne est dès lors entamée et rien ne la stoppera.
Deux siècles plus tard, d’après des études faites sur les cartulaires, les actes de construction, les procès-verbaux de visite et les documents fiscaux, on dénombre soixante-douze milles moulins à vent en France, et probablement autant, toute proportion gardée, dans les autres pays européens. Preuve que l’énergie éolienne n’est pas d’aujourd’hui, même si elle connait en ce début de XXIe siècle un âge d’or sans précédent.
 
Si les premiers moulins à vent servaient principalement à moudre les grains, ils sont ensuite utilisés pour pomper l’eau, abreuver hommes et animaux et irriguer les terres. Egalement utilisés pour diverses activités agricoles et artisanales – fabriquer de l’huile, du papier, pomper l’eau de mer – construction du territoire hollandais en polder d’un quart supplémentaire de sa surface, les moulins à vent permettent de scier du bois, ou encore d’affûter toutes sortes de matériaux à l’aide de meules.
 
Moulin à vent XVIIIè siècle Canada – © Parks Canada Agency / Agence Parcs Canada, 2004.
 
Vers la fin du XVIIIe siècle, les moulins à vent sont l’équivalent du moteur électrique de l’Europe préindustrielle. Ils fournissent environ mille cinq cent mégawatts, un niveau qui n’a été atteint par la suite que vers la fin des années 1980. Toujours au XVIIIe siècle, les colons venus d’Europe importent au Canada leur savoir-faire technique et érigent les premiers moulins à vent d’Amérique du Nord. L’éolienne mécanique moderne, nommée également « préoliennes » ou éolienne de pompage, voit le jour aux États-Unis grâce à son créateur, Daniel Halladay. Elle est constituée d’un mat ou pilier de support, de pales, d’un rotor et fonctionne en totale autonomie grâce à son gouvernail. D.Halladay fait breveter son moulin autonome en 1854. Il se compose de six sections dotées de huit lames de bois, soit une roue de quarante-huit pales, semblable à une turbine à hélices. Il vend ses éoliennes résistantes et performantes à des industriels et des agriculteurs profitant d’un marché en forte croissance. Bien que ces modèles soient utilisés pour actionner des pompes à eau favorisant l’irrigation, ils représentent déjà un prototype mécanique cinétique performant qui sera exploité à grande échelle durant la révolution industrielle.
 
Eoliennes de Poul La Cour
 
C’est en 1891 que la première éolienne industrielle voit le jour au Danemark, grâce à son inventeur, Poul La Cour, (1846-1908), météorologue, ingénieur et électricien et futur professeur de Johannes Juul. En combinant l’énergie mécanique engendrée par le vent à la production de l’électricité, on entre tout droit dans l’ère des aéromoteurs ou aérogénérateurs (appelés windchargers aux États-Unis) et de l’industrie éolienne. Même si ces machines productrices d’électricité sont à peu près identiques aux éoliennes de pompage en termes de fonctionnement – principe de rotation multi pales lentes, certaines caractéristiques liées à l’électricité, comme le stockage de l’énergie notamment, en font des artefacts distincts. Notons que l’évolution de l’industrie éolienne va de pair avec celle de l’électricité. Une des obsessions des pionniers danois aura été de transformer l’énergie mécanique en énergie électrique, et d’envisager son stockage pour réaliser son transport.
 
On ne peut pas mentionner l’invention de l’ingénieur danois Johannes Juul, (1887-1969), sans celle(s) de son professeur Poul La Cour. Non seulement parce que les compétences pédagogiques et scientifiques de La Cour ont poussé ses futurs apprentis vers l’innovation et garanti des évolutions notables dans le domaine des éoliennes modernes. Mais également parce que La Cour reflète la philosophie particulière de l’esprit danois, son intérêt pour l’éducation et l’économie locale fondées sur l’expérience du milieu rural et une obstination vertueuse pour trouver des solutions adaptées à la communauté de proximité. A cet égard l’école d’Askov est un modèle d’éducation alternative.
Au début du XXème siècle, le pays manque d’électriciens, La Cour propose ses services à l’Askov Folk High School, afin de répondre à ce besoin et forme les premiers électriciens de campagne ou « électricien de l’éolien ». Juul, dont les parents sont contre l’école traditionnelle, s’inscrit à la Folk High School d’Askov et y décroche son certificat à dix-sept ans en 1904 à l’occasion de la première promotion. Tous les corps de métiers du milieu y sont représentés, cultivateurs, forgerons, charpentiers et concourent ainsi à rendre possible la fabrication d’éoliennes, ingénieuses et peu couteuses, efficaces et robustes.
 
Poul La Cour, dès 1895, construira son propre générateur d’électrolyse. L’énergie éolienne sera convertie en hydrogène et oxygène, puis stockée dans des réservoirs. Le mélange des deux constituants sera alors utilisé pour alimenter la lumière à gaz de l’école d’Askov. Afin d’améliorer le rendement de l’éolienne et mieux couvrir la surface utile du vent, La Cour travaille ensuite sur l’efficacité aérodynamique du rotor, sa vitesse et sa portance, c’est-à-dire la partie tournante de l’éolienne, l’hélice. Il construit ainsi deux souffleries dans son laboratoire à titre d’expérimentation et conclut qu’il faut réduire le nombre de pales et avoir une vitesse de rotation rapide. En 1897 il conçoit une éolienne à six pales, dotée d’un rotor conique permettant d’éclairer la ville d’Askov. Bien qu’efficace, le rotor est trop lourd et ne répond pas aux besoins ruraux, il préfère opter pour la fabrication d’éoliennes plus modestes en phase avec la demande locale. Sous son initiative, est créée l’Association Danoise d’Electricité Eolienne (DVES) qui rassemble des agriculteurs, des politiques et des industriels chargés de participer au développement de l’implantation des éoliennes dans le pays.
 
En 1918 l’énergie éolienne représente un tiers de la production d’électricité dans les zones rurales au Danemark. C’est le premier âge d’or de l’éolien qui s’explique aussi par la pénurie en carburant et autre énergie fossile (charbon) très chers pendant la première guerre mondiale. Après ces années, le prix du pétrole baisse et la popularité grandissante du moteur à combustion réduit considérablement l’intérêt général pour l’énergie éolienne. Cependant, d’importants développements scientifiques et techniques dans les domaines mécanique, météorologique et aéronautique voient le jour à ce moment.
Deux facteurs encouragent ainsi les danois à poursuivre les recherches fondamentales dans le secteur éolien : un savoir-faire en la matière d’une part, et des conditions de vent très favorables d’autre part.
 
Eolienne Agricco
 
Le modèle de turbine aérodynamique Agricco de Johannes Jensen et Poul Vinding affichent dès 1920 des gains de productivité largement supérieurs aux Lykegaard de La Cour – 43 % d’énergie pour Agricco contre 23 % pour Lykegaard. Non seulement elles adoptent les dernières innovations aérodynamiques de l’industrie aéronautique avec une certaine souplesse, mais elles répondent aussi au nouveau challenge, le courant alternatif et le raccordement au réseau d’électricité. Toutefois, pendant l’entre-deux guerres, ces éoliennes sont sans doute trop en avance sur leur temps, d’où la formule à propos « The right wind mill – the wrong time » – que l’on pourrait traduire comme « l’éolienne parfaite – les circonstances défavorables ». Elles disparaissent ainsi du marché au profit d’éoliennes moins imposantes qui répondent à de moindres ambitions comme la production locale d’électricité, le pompage de l’eau, l’éclairage ou autres taches agricoles.
 
L’industrie éolienne a droit néanmoins à un second souffle pendant la deuxième guerre mondiale pour des raisons identiques à la première, pénurie et cout élevé des énergies fossiles, charbon et pétrole notamment.
 
Eolienne F.L. Smith construite en 1942 sur l’île de Bogoe – Danemark
 
En mai 1940 la compagnie industrielle F.L. Smith & Co (FLS) spécialisée dans le ciment et autres machineries fait construire un aéromoteur doté d’un générateur de soixante kW couplés à un rotor deux pales muni d’une boite de vitesse. Il est monté sur une tour en béton de vingt-quatre mètres de haut qui, sous l’effet de la fréquence de vibration de la tour, alors identique à celle de la pale inférieure, se met à craquer. Pour éviter ce problème, quatre arêtes latérales sont ajoutées à la tour afin de renforcer la fondation. Les danois en édifient douze à deux pales en bois et sept à trois pales également en bois pour la production électrique en courant continu. En fonction des sites, la production annuelle varie entre 30,000 kWh et plus de 80,000 kWh pour les deux pales et 90,000 kWh et 135,000 kWh pour les trois pales. Deux unités durent plus de quinze années sans problème, et, parmi elles, le moulin de l’ile de Bogoe sur lequel Juul travaille pour le compte de la Compagnie Sud Est Zealand Electricité (SEAS). C’est ce prototype qui inspirera la conception de l’éolienne de Gedser.
 
Si Juul débute tôt dans l’énergie éolienne et l’électricité en étudiant auprès de Poul La Cour, il travaille tout d’abord en tant qu’électricien à son compte puis à la SEAS dont il est à la tête des équipements d’installation dès 1926. Membre en 1940 de l’Association des Ingénieurs Danois, il revient à l’énergie éolienne après la seconde guerre mondiale, presque cinquante ans après ses débuts avec La Cour, moment où il prend conscience que l’éolien aura un rôle important à l’avenir, fort des leçons tirées de la deuxième guerre mondiale – fragilité et dépendance énergétique, cout instable des tarifs d’électricité.
 
Il entreprend alors des recherches sur le courant alternatif (la déperdition d’énergie moins importante qu’en courant continu optimise le transport de l’électricité), là où les ingénieurs de l’Agricco, Vinding et Jensen, les avaient laissées, dans les années vingt. Il conçoit, en 1947, un moteur asynchrone commandé par un système électrodynamique. Précisons que la génératrice asynchrone permet, en principe, de supporter de faibles variations de vitesse et par conséquent de mieux s’adapter aux irrégularités du vent qui peut faiblir ou augmenter à tout moment. Ces variations de vitesses génèrent de surcroit des sollicitations mécaniques importantes sur le système. Leur maitrise en assure aussi plus de robustesse. La génératrice asynchrone permet également une meilleure gestion du transport de l’électricité en adaptant l’intensité de l’énergie reçue avec celle du réseau.
 
Le dilemme de Juul sera par conséquent tout d’abord de concevoir une éolienne industrielle autorégulée. Les expériences de Juul les deux années suivantes portent sur l’étude des vents qu’il fait avec des turbines modernes dans des souffleries de fortune qu’il construit lui-même comme son mentor Poul La Cour sur des modèles trois pales de deux mètres. En tout, vingt-cinq profils se succèdent. Pour la régulation et le freinage du rotor, Juul adopte le principe du décrochage. Au-delà d’une certaine vitesse de vent les pales, légèrement vrillées et découpées en trois sections, pied, intermédiaire et extrémité, décrochent progressivement, chacune à leur tour, afin de réduire l’efficacité du rotor. Le générateur démarre comme un moteur ordinaire, lorsque les pales ont atteint une vitesse suffisante, le moteur fonctionne comme un générateur, et lorsque la vitesse du vent augmente, il atteint sa puissance maximale (limitée aujourd’hui à quatre-vingt-dix km/h). La combinaison de l’effet de freinage du générateur et du décrochage aérodynamique des pales réglemente la turbine lors de vitesses de vent élevées. Afin d’assurer la limitation du roulement du rotor, Juul invente un moyen additionnel de freinage, la rotation des extrémités de pale (tip brake), qu’il utilisera pour la première fois sur l’éolienne de Gedser.
 
Juul conçoit son premier aéromoteur en 1950 à Vester Egesborg avec sa compagnie SEAS. Pour des raisons économiques il utilise deux pales sous le vent, expérimente différentes puissances de générateur – dix et quinze kW. Les essais montrent que son éolienne utilise près de 60 % de l’effet du vent, soit le maximum possible en référence à la loi de Betz sur le façonnage des ailes (1920), et selon laquelle l’énergie cinétique du vent peut être exploitée au maximum à 59,3 pourcents. Il intègre à ce concept les principes d’autorégulation développés une année plus tôt.
Son design, qui prend en compte les caractéristiques aérodynamiques des pales, les principes électrodynamiques du générateur et les variations de vitesse du vent, est tout à fait nouveau en 1952. Juul continue ses recherches sur l’ile de Bogoe. En 1952 il remplace l’aéromoteur FLS bipale de 1942 qui produisait l’électricité de l’ile en courant continu par une turbine tripale dotée d’un générateur en courant alternatif raccordée au réseau. Le résultat est probant. En dépit d’un diamètre de rotor inférieur, l’aéromoteur produit 80,000 kWh annuel, soit le triple de la production du FLS bipale, résultat en partie dû aux trois pales et à la haute capacité du réseau. Juul dépose le brevet de son système de régulation la même année et participe à des conférences internationales pour faire part de ses tests, et de ce qui sera mondialement reconnu comme le concept danois.
 
En 1957, la dernière éolienne de Juul, prénommée « la vénérable », est érigée à Gedser à la pointe sud de l’ile de Falster au sud du pays particulièrement réputée pour ses vents. Elle est construite avec l’aide du « Wind Power Committee » sous la férule de l’Association des Centrales Electriques Danoises (DEF). Un fond de financement issu du plan Marshall est versé par le ministère du travail danois pour la réalisation du projet moyennant un total d’un demi-million de couronnes danoises, environ soixante-dix mille euros aujourd’hui. Ce budget inclut également l’implantation de trois stations météorologiques de test de mesure de la vitesse du vent sur trois sites danois, dont Gedser.
 
Sous de nombreux aspects, l’éolienne de Gedser reprend en les améliorant les caractéristiques de l’éolienne de Bogoe – fondation, structure, nacelle (rotor, frein, génératrice asynchrone en courant alternatif). Elle est dessinée par le professeur Ramboell et édifiée par la compagnie Larsen & Nielsen Constructor A/S de Copenhague. La tour de l’éolienne, en ciment et à quatre plis évasés vers le bas, lui confère une silhouette distinguée de style haute couture, d’où son surnom aujourd’hui de « Old lady ». Elle mesure vingt-cinq mètres de haut, son rotor est tripale, autorégulé, son générateur asynchrone de deux-cent kW en courant alternatif raccordé au réseau électrique. Ses trois pales ressemblent plus à des ailes d’avion, d’ailleurs les locaux utilisent plus volontiers le terme wing (ailes) en les évoquant que blade (pales). Elles sont composées de métal et de bois et chacune dotées d’ailerons pivotant aux extrémités en guise de frein.
 
Eolienne de Gedser
 
Afin de répondre à la vitesse élevée du vent et d’éviter un accident, le sort de bon nombre d’éoliennes de cette époque qui s’envolaient à la première tempête, Juul a recours à un système de câblage et de cordage pour stabiliser les « ailes ». Le design de l’éolienne de Gedser pâtit sans aucun doute de ces mises au point improvisées. Néanmoins, il faut reconnaitre à cet aspect « bricolage » une revendication danoise. Il représente ce qui caractérise la réussite du pays dans ce secteur énergétique. C’est ainsi, grâce à un apprentissage appliqué, mêlant talent à ingéniosité, mais aussi fortes exigences expérimentales, que le modèle danois doit son statut de leadership actuel dans l’éolien. En ce sens l’éolienne de Gedser symbolise les propriétés du modèle danois : fiabilité, sécurité, robustesse, efficacité et rentabilité.
 
L’éolienne de Gedser produit de l’électricité durant dix années, de 1957 à 1967, sans aucun problème de fonctionnement. Elle sert de test pour mesurer la production éolienne d’électricité les cinq premières années. Puis, les cinq années suivantes, ces tests de production énergétique sont comparés injustement à ceux des grosses centrales thermiques dans le but de justifier des choix énergétiques en leur faveur. Les gouvernements successifs de cette période, alors en pleine euphorie productiviste, misent avant tout sur les énergies les plus rentables, les moins chères, en l’occurrence celles aussi qui polluent le plus et en toute insouciance. A cette époque, le prix du baril est exceptionnellement bas. Malgré les performances très prometteuses du prototype de Juul, le pays abandonne la production énergétique éolienne, ne la jugeant pas, au regard des résultats, suffisamment économique. Juul proteste en défendant des convictions aux allures de prophétie : la filière éolienne permettrait au pays de stocker des réserves d’électricité ; la création d’emplois ; des profits économiques en échange avec les pays scandinaves voisins (Suède et Norvège) producteurs d’énergie hydraulique ; l’exportation de son savoir-faire éolien dans les autres pays européens. Mais à l’époque de ses déclarations, nul ne pouvait prédire les crises économiques, ni les besoins en électricité et il était beaucoup trop tôt pour anticiper sur les sérieux préjudices liés à l’exploitation aveugle des énergies fossiles ou autre énergie nucléaire. L’éolienne de Gedser cesse de fonctionner en 1967, suite à une panne de boite de vitesse. Juul meure cette même année, sans plus de reconnaissance de son vivant.
 
Lorsque la crise pétrolière survient en 1973-74 et secoue les grandes puissances, la turbine de Gedser, détentrice d’un record d’activité de dix années sans interruption, connait sa première résurgence. Elle est alors le seul prototype d’envergure, productrice d’électricité à partir d’énergie éolienne en courant alternatif. Les danois, déjà innovateurs, s’intéressent alors à nouveau à ce type d’énergie. Le rendement productif et la robustesse de l’éolienne de Gedser incitent également les américains à assister financièrement les danois dans la rénovation du modèle. Y participent l’Administration du Développement en Recherche Energétique (ERDA), le Département Des Energies (DOE) et l’Administration Nationale de l’Aéronautique et de l’Espace (NASA). L’éolienne de Gedser sera finalement opérationnelle en 1977, avec l’aide financière de ces institutions. De 1978 à 1979, les études sont entreprises sous la supervision du Centre National de Recherche en Energie Renouvelable (RISOE), de l’institut Maritime et de l’Université Technique du Danemark (DTU). Ce projet de réhabilitation permet d’établir des tests de mesure de vitesse, de résistance, de sécurité et de fiabilité du système électrique afin d’élaborer les éoliennes du futur.
 
Issu de ces tests, le rapport de l’Université Technique du Danemark (DTU) est publié en 1980. Il compare trois éoliennes plus modernes – la « Nibe A » construite par le Ministère Danois de l’énergie et la Compagnie d’Electricité Danoise ; la « Mod-OA » construite par le département Américain d’Energie (ERDA) ; l’éolienne de Kalkugnen du Département National Suédois pour le Développement des Ressources Energétiques – avec celle de Gedser construite plus de vingt ans avant.
Les résultats font apparaitre des performances équivalentes pour les quatre modèles, malgré la technologie plus ancienne de l’éolienne de Gedser, notamment en ce qui concerne la courbe de rendement du système éolien et l’extrême solidité de la fabrication. Sur la base de ces analyses, le rapport conclut en désignant les principes fondamentaux nécessaires à la conception des éoliennes modernes : un rotor tripale face au vent à l’horizontal, des pales à extrémités pivotantes, une régulation par décrochage, une génératrice asynchrone. Notons que, dès la fin des années soixante-dix, la norme sera également de construire des pales en fibre de verre, ce que Juul, visionnaire, avait déjà envisagé dès les années cinquante, mais qu’on lui avait refusé.
 
Si l’on compare avec les programmes de recherche et de développement à très haut budget des Etats-Unis et de l’Allemagne, pays également novateurs en énergie éolienne, les danois comme les hollandais ont toujours procédé autrement : partir de l’expérience sur de petites machines dans un milieu propice pour aller vers des projets plus ambitieux. Ainsi, plutôt que de solliciter la communauté aéronautique et la grosse industrie électrique, les danois ont créé des équipes dédiées à cette filière avec des laboratoires d’expertise mondiale, notamment le RISOE et la DTU mentionnés plus haut, passés du nucléaire à l’éolien dès 1978 en pleine crise pétrolière et contestation antinucléaire.
C’est à cette époque que RISOE, avec l’aide de la NASA, étudie l’éolienne de Gedser pour construire selon son modèle, en 1979, une turbine de six-cent-trente kilo Watt, la « Nibe A ». C’est également à cette époque que Christian Riisager fabrique une petite éolienne de sept kilo Watt qu’il couple au réseau domestique d’électricité sans permission et qu’un groupe d’étudiants et de militants antinucléaires construisent le prototype Tvind de deux méga Watt qui connait un très grand succès. C’est enfin pendant cette période que l’institut du Nord-Ouest Jutland pour les Energies Renouvelables (NIVE) rassemblant ingénieurs, forgerons et professeurs, est créé, collaborant activement avec les deux mille petites et moyennes entreprises de forgerons et autres artisans qui entrevoient le très gros potentiel économique de l’industrie éolienne (ré)émergente.
 
De 1975 à 1979, sur les vingt-trois fabricants spécialisés dans la construction d’éoliennes, il n’en subsiste aujourd’hui que trois au Danemark, quarante ans plus tard : Vestas Wind System, Siemens Wind Power (anciennement Bonus) et LM Glasfiber. Les deux premiers sont positionnés en tête de la filière éolienne aujourd’hui. Ces compagnies utilisent toujours, en les ayant adaptés aux technologies récentes, les concepts développés au Danemark de 1975 à 1979. Dès 1979 Vestas, alors petit atelier de machines agricoles depuis 1898, victime de la crise du secteur agricole, se tourne vers le marché éolien. Il en devient le leader économique pendant plus de quarante ans. En 2015 il est rejoint par son concurrent allemand Siemens et l’américain General Electric récemment acquéreur du groupe français Alstom. Mais Vestas reprend son leadership dans l’implantation offshore qui, aujourd’hui, représente le marché clé de la filière éolienne, bien que talonné par un marché chinois aujourd’hui très dynamique, à la fois partenaire et concurrent avec Goldwind qui lui a volé la première place en février dernier.
 
Après une nouvelle période d’inactivité et d’abandon, de 1980 à 1993, et une tentative de préservation sur le site auprès des autorités culturelles, la nacelle et les « ailes » de l’éolienne de Gedser sont démontées. Les différentes parties sont transportées au musée de l’énergie à Bjerringbro dans le Jutland, à quelque 400 kilomètres du site. Elles seront conservées en attendant d’être restaurées plus de dix années après. Grâce aux démarches des responsables du musée et à l’aide financière de la Power Company E2, la turbine originale de Gedser est, bien qu’incomplète, (deux pales sur trois et sans tour), de nouveau visible en 2005. Amputée de son aérogénérateur initial et de ses « ailes » d’origine, la tour du moulin de Gedser se voit recoiffée d’une nouvelle nacelle et de nouvelles pales et reprend du service dès 1993, après quatorze années d’arrêt, à l’initiative de la municipalité et du propriétaire du terrain. Le nouvel aérogénérateur est installé sur les anciennes fondations et continue de produire de l’électricité aujourd’hui encore.
 
Il aura donc fallu plusieurs crises énergétiques, le plus souvent provoquées par des conflits mondiaux, pour que naisse une prise de conscience écologique. Finalement, nous acceptons que, si notre destin est de produire des énergies qui participent à l’amélioration de nos conditions de vie et favorisent notre confort, il faut agir en harmonie avec la nature, sans détruire la planète. L’éolienne de Gedser, conçue avant cette révélation, mais renaissante grâce à elle, recouvre ainsi une forme de résurgence toute symbolique. On ne pourra pas nier qu’elle alimente ce sursaut de conscience aujourd’hui. En période de réchauffement climatique avéré, le monde s’interroge, non sans une certaine crainte, sur les ressources énergétiques qui s’épuisent et la fiabilité de l’énergie nucléaire. L’homme remet en question sa responsabilité dans les catastrophes climatiques qui s’enchainent à un rythme de plus en plus soutenu : effet de serre ; fonte glaciaire ; tsunami, crue exceptionnelle des rivières…
 
Conformément à notre domaine d’étude, l’éolienne de Gedser représente un type particulier d’objet, qui n’a pas trouvé sa place dans le système des objets à cause de la concurrence du marché énergétique qu’il a rencontré au moment de sa conception. Le leadership du Danemark dans l’énergie éolienne est lié à l’esprit danois qui a fait naitre l’éolienne de Gedser, son inventeur, mais également ses prédécesseurs et successeurs. Un historien danois concède trois aptitudes danoises : l’apprentissage par la recherche systématique, l’expérience pratique et l’interaction dans l’innovation de tous les acteurs et institutions concernés. L’éolienne de Gedser incarne une mémoire, une technique et certainement une âme. Elle représente la transition entre un type d’énergie et un autre. Aujourd’hui, c’est aussi la lutte pour le maintien d’un symbole culturel, la réponse danoise à la citation célèbre : think global, act local, « penser à l’échelle globale, agir à l’échelle locale ». Classée par le ministère de la culture danoise depuis 2006 comme un des cent huit travaux dans la liste des canons culturels du Danemark – qui comprend des œuvres artistiques et des ouvrages techniques, l’éolienne de Gedser n’est pas pour autant protégée. La propriétaire actuelle du site de l’éolienne milite activement, aujourd’hui, pour sa reconnaissance par l’Unesco et son inscription au patrimoine de l’humanité. Cette publication s’engage pleinement au soutien de cette action qui en manifesterait son ultime résurgence.
 
Frank Pecquet, Université Paris I Panthéon Sorbonne
 
Photo : L’éolienne Gedser, le modèle de référence des éoliennes modernes.
 
Bibliographie :
« Analysis of data from the Gedser wind turbine 1977-1979 » Lundsager, Per; Frandsen, Sten Tronæs  Christensen, Carl Jørgen, Editor Risø-M; No. 2242, Technical University of Denmark, 1980, 144 pages. En anglais. Traduction du titre « Analyse des données de l’éolienne de Gedser de 1977 à 1979.
« Gedsermøllen – den første modern vindmølle », Jytte Thorndahl. Editor Elmuseet, Bjerringbro, 2005 99 pages, en danois. Traduction du titre « l’éolienne de Gedser – la première éolienne moderne »
« Gedser Wind Turbine – Mother of all wind turbines » Editor Gitte Ahrenkiel, Publisher Books on Demand, Copenhagen, 2015, en anglais. Traduction du titre « L’éolienne de Gedser – la mère de tous les aéromoteurs »
« La mythologie » Hamilton, Edith, Edition Marabout Université, Verviers, 1978, 414 pages.
« L’énergie éolienne – du petit éolien à l’éolien offshore » Marc Rapin ; Jean Marc Noel, Editions Dunod, 2e édition, 2015, 340 pages.
« Les premiers moulins à vent » Robert Philippe, publication CNRS in Annales de Normandie, 32ᵉ année, n°2, Juin 1982, pp 99-120.
« Wind Power, The Danish way: from Poul La Cour to Modern Wind Turbines » Editor Benny Christensen, Publisher The Pour La Cour Foundation, Askov 2009, 88 pages, en anglais. Traduction du titre « L’énergie éolienne – le modèle danois ».
 

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Invité
Carré Jean
3 années

.Les hélices ont leurs exigences d’établissement. Voyons en les différents aspects. Vitesse : La vitesse d’une hélice ne saurait être zéro, car étant le produit d’une force par son déplacement, l’énergie serait nulle. Une conversion aurait lieu cependant, le vent rentré rectiligne dans l’hélice, sortirait vers l’aval en rotation. Les pertes pratiques de 100% en cette situation, décroissent, la vitesse de l’hélice augmentant. La pratique a démontré qu’une vitesse à la périphérie de l’hélice comprise dans une fourchette entre sept à dix-huit fois la vitesse du vent apparaissait la plus avantageuse. Au-delà, les contraintes mécaniques sont trop élevées, couteuses et… Lire la suite »

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